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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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allumée entre l’index et le majeur de la main droite. Il a cinquante-neuf ans. Est-ce le souci qu’il éprouve à la pensée d’entreprendre cette peinture qui dans son esprit n’a pas encore de titre ? Est-ce la gêne de poser ainsi devant un photographe, de jouer le rôle du « peintre à son chevalet, dans son atelier » ? Il n’a pas allumé sa cigarette. Il ne pose pas en fumeur. Pense-t-il que ce petit
cylindre blanc, intact, est un rappel, quasi pictural, un écho visuel de la toile blanche, derrière lui ?
    On fume, on tient entre ses doigts une cigarette, pour prendre une attitude, se donner une contenance. Prendre une certaine pose, se donner l’air de réfléchir. C’est aussi un truc de cinéaste, de comédien. J’étais un jour au marbre d’un journal avec un metteur en scène et nous travaillions à la maquette d’une publication consacrée à nos spectacles. Un photographe s’approche pour une photo qui illustrerait un article, dans son quotidien ou notre mensuel. Mon compagnon, aussitôt, mais comme distraitement, se place entre les lèvres une cigarette et saisit à deux mains, penché pour l’examiner, attentif, le tirage provisoire d’une double page, la morasse (le côté que nous regardions, côte à côte, était blanc). Il s’était mis en scène. Il nous avait mis en scène. La photo semblerait prise à notre insu. Fabrication, exemplaire, du naturel .
    La cigarette de Hopper, qui n’était pas fumeur, un truc de photographe, une suggestion de Newman ? (le photographe a dit qu’il n’avait rien suggéré de tel, que Hopper avait pris la pose qu’il voulait prendre ; donc, les bras un peu croisés ; signe d’une certaine fermeture à l’égard d’autrui, du photographe ; j’ai lu que sur d’autres photos, ensuite, il s’était montré moins tendu)… Sans doute, la cigarette est assez rare dans la peinture de Hopper ; mais, tout de même, cette cigarette qu’il tient devant l’objectif de Newman, il la placera entre les doigts du personnage accoudé au bar près de la jeune femme en robe rouge, bras nus ; quand la toile deviendra peinture, tableau ; cette longue toile qu’on voit ici sans image, comme un écran avant la séance : blanche, intacte ; terra
incognita . Au front du café, il y aura la réclame d’une marque de cigare, avec l’image d’un cigare bagué.
    Cette blancheur de la cigarette entre les doigts de l’homme au chapeau verdâtre, ce chapeau sur la tête à l’intérieur du bar, ce décor, cet air que ça lui donne d’être l’acteur d’un film, un Humphrey Bogart, l’acteur de sa propre vie, cette allure virile ; cette cigarette, blanche, est le choix d’un peintre : comme, dans certaines de ses natures mortes, la pipe de terre blanche chez Chardin, blanche comme un os de seiche. Elle n’est pas seulement, elle n’est pas en premier lieu, l’indice d’un caractère, d’une situation, un trait psychologique, l’indication donnée par un metteur en scène. Elle est une note dans un ensemble, le la du diapason. En ce bref espace, on dirait que la toile, nue, se rappelle à nous ; refait surface ; et que tout autre chose était possible, sur la surface de la toile.
    Mais ce trait blanc, ce point blanc, n’est pas ici la seule blancheur. Il y a aussi le calot et la veste du serveur, qui doit être impeccable, comme les verres et les tasses qu’il rince, qu’il essuie, avec la toile très propre d’un torchon. On évoque souvent l’écrivain devant la page blanche ; et « l’angoisse » qu’on lui prête. Mallarmé parle du « vide papier que la blancheur défend ». C’est que l’espace vierge est fascinant. Il est un silence visible, tangible, une paroi de silence, une aventure proposée, un obstacle, un interdit. On pourrait le décrire comme le miroir inverse de la nuit dans laquelle celui qui s’apprête à écrire, à donner forme au silence, à la parole confuse encore, ramifiée en mille possibles, se plonge, descend comme en un puits, une cave, une caverne ; un abîme, un sépulcre.
    Mais la toile, blanche, face au peintre, et à laquelle le peintre fait face ? Dès la première touche, le premier
trait, la première tache, dès ce qui suit cette marque initiale, tout va se construire, tendre vers l’invariable, vers l’état définitif, l’évidence. Mais, avant ce premier geste, il y a ce contact de la main avec la toile, son grain, sa tension, sa fraîcheur ; cette espèce particulière

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