Edward Hopper, le dissident
peintres, plus nous avons le sentiment que leur singularité déjoue toute tentative de cet ordre, toute comparaison. On dirait que Hopper est seul de sa famille. Goodrich parlait d’une espèce de « primitivisme » ; il disait, en substance, qu’il avait peint des choses, des lieux, des immeubles, sans beauté, sans grâce, sans prestige, comme si personne avant lui ne les avait peints.
Faut-il, pour approcher cette singularité, tenter de dire à quels écrivains son œuvre s’apparente ? On a souvent parlé d’Ibsen. J’ai parfois pensé à Kafka ; mais non. Peut-être certains récits de Gracq… Ou le théâtre de Beckett ? pour l’attente, le désert. Mais plutôt L’Étranger de Camus. À cause de l’aspect glacé du récit ; glacé : en surface, en apparence ; à cause de cette « extériorité » du personnage à lui-même et au monde, aux autres ; à cause de « l’absurde ». Mais Camus est un homme de la Méditerranée. La tragédie de L’Étranger est algérienne. Le soleil de Camus n’est pas le soleil de Hopper. L’univers de L’Étranger , pourtant, la froideur de son écriture où brûle un soleil comme espagnol, un soleil grec, et, surtout, ce thème de « l’absurde », nous oriente vers ce qui nous apparaît comme l’essence ou le principe de l’œuvre de Hopper et du monde dont elle s’est faite le théâtre – un « théâtre de l’esprit », selon le mot que Hopper empruntait à Valéry.
Nous naissons de nous étonner d’être, c’est là notre « seconde naissance », spirituelle, ou son orée, et nous souffrons de découvrir que nous ne sommes pas l’être plénier que nous entrevoyons, que nous pressentons, ressentons ; qui seul serait la mesure et l’accomplissement de notre être. C’est ici qu’il faut tenter de comprendre ce qui relie cet étonnement, notre naissance à nous-même, et la nécessité de l’image et du récit, du mythe : pour que se constitue notre existence, qu’elle reçoive un sens, sans quoi nous ne pouvons être ; ce sens fût-il le sentiment que rien n’a de sens. C’est ici que paraît l’essence de l’œuvre d’art, et l’essence de l’amour : la raison, sensible, que l’œuvre apporte au cœur de notre détresse, est d’un autre ordre que la raison rationnelle, infirme, du philosophe :
Sophocle, Homère, au-delà de Platon ; mais Platon est un poète.
L’origine de la philosophie n’est pas l’étonnement « qu’il y ait quelque chose plutôt que rien », mais le sentiment de nous découvrir infirme, blessé ; de découvrir en nous la faille de l’Être. Mais qu’est-ce donc que cette faille qui nous déchire, originelle ? Ici, dans l’étonnement et la douleur, le douloureux étonnement d’être cet être qui n’est pas l’Être, éternel, immortel, naît l’homme que certains nomment homo religiosus , et que je préfère nommer l’homme métaphysique.
« La solitude » : c’est là un lieu commun, une évidence, quand il s’agit de l’œuvre de Hopper, qui se montrait agacé, fatigué de ce ressassement. Il est en effet insuffisant de parler de la « solitude » de ses personnages, de la solitude qu’ils expriment. Il faut aller plus loin, plus profond. Si nous sommes touchés comme nous le sommes par l’œuvre de Hopper, c’est parce qu’elle fait résonner en nous notre solitude. Non pas notre solitude accidentelle, mais essentielle.
Le monde de Hopper est le monde d’après la fin du monde. Une fin du monde sans flammes, sans séismes. Le monde où nous ne sommes plus.
Mort de Dieu, mort de l’homme : oui.
Je pense parfois, en regardant Hopper, à cette phrase vertigineuse et tranquille de Rimbaud : « Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. »
Solitude, silence, oui.
Mais cette lumière « sur le mur d’une maison ».
Et la peinture : lumière et vie d’un homme. Lumière qui nous éclaire et nous aide, en chemin ; qui peut nous sauver du désespoir. Cette lumière sur la toile, en nous-même, comme celle du soleil sur le mur
d’une maison vide, une maison que nous n’habiterons pas toujours, nous le savons parfois, nous nous en souvenons.
On dirait que les maisons, pour Hopper, ne sont pas un ensemble de surfaces et de volumes proposés au délice du peintre, ni le lieu par lequel exprimer la présence diverse et commune de l’homme, mais, plutôt, quelque chose, un cristal, par quoi capturer la lumière, la manifester ; la
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