Edward Hopper, le dissident
de caresse, ne fût-ce, interrogative, qu’une caresse des yeux, du regard, de l’âme. Cette toile, offerte à la peinture, et qui, enduite, amidonnée, est comme déjà peinte. Souveraineté du vide, de la blancheur. Perfection qu’il faut dévirginiser pour atteindre à ce qui vaudra la perfection du rien, du rien-encore : ce rien de cela qui est pur de toute représentation, de toute émotion. Il se pourrait que l’entreprise de Malevitch, sa révolution en peinture, ait son origine, presque puérile, enfantine, dans le face à face du peintre avec la toile blanche, cette promesse, ce défi. Devant le bloc de marbre, taillé, équarri, ou ce marbre encore solidaire de toute la falaise, originelle, le sculpteur est-il sûr de parvenir à une figure, une forme, un cri, un chant qui vaille que soit détruit l’éden minéral, rompu, brisé, ce simple silence de neige ?
Et c’est pourquoi cette toile devant laquelle, dos tourné vers elle, lui-même tourné vers nous et vers le photographe, cette toile dont nous savons ce qu’elle deviendra et que le peintre ignore, et dont peut-être il se tourmente, c’est pourquoi cette toile, blanche comme une mariée de jadis conduite à l’autel, cette blancheur, cette étendue promise où nous voyons, en même temps que le vide, ce qui n’est pas encore, la scène du café nocturne, l’avenir avec son passé, oui, c’est pourquoi cette toile, ou cette photographie, nous émeut et nous touche. Et cette phrase, qui n’en finit pas de se reprendre, comme on reprend haleine, je la laisserai telle quelle, comme elle est venue ; cette
phrase, il me semble l’avoir écrite comme le peintre, quand il commence à peindre, à voiler de couleurs et de formes la toile neuve, hésite, se risque. Pourquoi ne pas laisser, parfois, dans une phrase, une page, laisser paraître le mouvement du pétrin, de la baratte, où elle prenait forme ? Pourquoi ne pas consentir, dans l’écriture, à cet inachevé que nous aimons dans la sculpture, dans la peinture ? L’empreinte de la main, et du mouvement, dont la main est moins maîtresse que servante. En somme, ce qu’a refusé Hopper, préférant le lisse, le neutre. L’objectif, le fini. Mais, au-dessous, derrière l’apparence, remuent les algues des arrière-pensées et des songes. Il fut le premier spectateur de la pièce qui se construisait en lui.
La photo fut prise en 1941 : l’année de l’attaque aérienne des Japonais sur Pearl Harbor, le 7 décembre. Hopper commença de peindre cette toile à la fin de l’année ou au début de l’année suivante. L’Amérique est en guerre. Certains ont cru deviner dans l’atmosphère de Nighthawks , voire dans l’allure un peu navale sinon militaire du serveur, un reflet de l’inquiétude des Américains. Ce n’est pas impossible. On craignait un bombardement sur New York : Hitler avait annoncé qu’il détruirait New York et Washington. On craignait, dans la baie de South Truro, le feu de sous-marins allemands ou l’installation d’une base. On ne regardait plus la mer qu’en imaginant dans ses profondeurs ces squales verrouillés et clos comme des obus, des torpilles. Hopper, pourtant, ne pensait qu’à peindre. Peut-être était-ce pour lui le moyen d’endiguer le chagrin et le tourment qui le saisissaient lorsqu’il entendait ou lisait des nouvelles de l’Europe, et de la France, envahie. Joséphine aurait voulu qu’on protège, qu’on renforce, à New York,
pour leur propre sécurité, le plafond et la toiture, les verrières de l’atelier. Il s’y refusait. Comment peindre sans la lumière du jour ? Quand ils eurent quitté Cape Cod pour New York, comme chaque année, à l’automne, Hopper se porta volontaire, quelques heures par semaine, pour monter la garde dans un service téléphonique. Sa crainte, dit sa biographe, était de s’endormir à son poste. Autant de toiles sacrifiées au devoir civique.
Mais je regarde à nouveau cette peinture.
Tout m’a conduit à voir en elle essentiellement ce en quoi elle est peinture, avant toute autre chose, et non l’illustration d’un roman, une séquence de film. Il est bon de faire le mouvement inverse, et ce va-et-vient, nécessaire, cette oscillation entre deux pôles, cette hésitation, fait partie de l’art et de l’univers de Hopper ; grâce à quoi l’œuvre, pourtant si nette, si définie, demeure ouverte , indéfinie. Au premier regard, nous pensons que le plus important de la scène se
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