Edward Hopper, le dissident
descriptif, neutre, et inventer, « promouvoir » une modernité moderne, active, offensive – tend à jouer le rôle conceptuel que « moderne » ne joue plus, n’a jamais pu jouer. « Contemporain », sans doute, durera quelque temps : ce label ne peut durer toujours, à moins de ne signifier que ce qu’il signifie littéralement. Après quoi, entendrons-nous parler de « post-contemporain » ?
Une idéologie est une dictature sournoise. On ne saurait la délier des intérêts qui l’ont produite et qu’elle sert.
Mais la modernité, en art, est moins une idéologie qu’une espèce de religion, au sein d’une religion plus vaste et plus ancienne, moderne elle aussi : la religion de l’art. Elle comporte tout ce qui peut se trouver dans une religion religieuse : sectes, sectarismes, chapelles, professions de foi, idolâtrie, anathèmes, excommunications, transcendance, démoniaque, désir de faire partie des élus, tourment de ne pas être de la communauté, schismes, dévotion… Cadre mental, elle a fourni, comme toute religion, le lieu, l’élan, la foi nécessaires à la naissance des œuvres. Et ces œuvres, qui vinrent s’ajouter à l’héritage humain, sont objet de vénération, d’admiration, de culte. En somme, la modernité rejoignit l’intemporel. Mais parce que cette religion était moins fondée sur la transcendance que sur la nouveauté, fondamentale, perpétuelle, parce qu’elle se définissait dans un rapport avec le temps qui
passe, elle portait en elle-même le principe de sa disparition.
Penser à l’œuvre de Hopper, tenter de penser l’œuvre de Hopper mène à voir se détruire en nous et se dissiper l’emprise de la modernité : du moins, dans la peinture.
Nous nous sommes longtemps fait une image sommaire de l’histoire de la peinture moderne. Il nous semblait évident que Cézanne en était le « père » (c’était oublier que le premier peintre « moderne » fut Manet). De Cézanne procédait le cubisme. Mais le cubisme n’était pas la modernité même ; il était un prélude à l’abstraction, à la non-figuration. Cézanne conduisait à Mondrian. L’« abstraction » était la « vérité » du cubisme comme le cubisme celle de Cézanne. Dans cette vision de la modernité, que devenait le surréalisme ? Et les Fauves, les Expressionnistes, les Nabis ? En somme, les enfants de Van Gogh et de Gauguin ?
Mais surtout, on avait oublié Monet, l’immense et lumineux Monet, son génie. Quand la mémoire nous est revenue, notre vision de l’histoire de la peinture au XX e siècle a changé. Peut-être aurions-nous pu dès lors parler de « modernités ». Mais la croyance en la modernité s’est peu à peu dissoute. Dans le même temps, au-delà de la peinture, de l’art, nous avons commencé à perdre bien des raisons de continuer à célébrer la modernité, en général, et à nous en réclamer. Cette espèce de religion – religion du Progrès, de la Science, de la Technique, de l’Histoire… – s’éteignait, s’écroulait. La « modernité » avait impliqué un amour de l’actuel, une passion du contemporain, une foi dans l’avenir ; le « futurisme »
en fut l’une des formes. Si l’on doute de l’avenir, de la possibilité d’un avenir, si le présent est en miettes, le sens de la « modernité » se réduit à rien.
L’attention de plus en plus grande accordée à l’œuvre de Hopper entre dans ce courant de doute et de contestation de la modernité, de ses diktats. Elle permet aussi de nous rappeler que Hopper n’est pas le seul peintre figuratif de son siècle. De même que Cézanne longtemps nous a caché Monet, de même, longtemps, la peinture non figurative, son extension planétaire, son génie, son invention, sa visée mystique, nous a privés de voir que le siècle qui vient de se clore fut un grand siècle de la peinture figurative, et même de la narration en peinture. À commencer par Picasso.
« Hopper est-il moderne ? » Cette question n’a guère pour intérêt que d’apparaître désuète. Quel sens y aurait-il à s’interroger sur la « modernité » ou la « non-modernité » de Hopper, quand à l’évidence, pour nous, la notion même de « modernité » a perdu tout sens ?
La « modernité » n’était qu’une des conséquences de notre représentation du temps. Cette représentation n’est pas le temps lui-même. Il ne s’agit donc pas tant de « sortir
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