Edward Hopper, le dissident
la grâce qui à travers sa peinture, son poème, rayonne, resplendit, mais qu’il éprouve le sentiment que sa vie et son ouvrage, dont il n’ose penser qu’il est une œuvre, sont disgrâce, défaite, échec ; qu’il éprouve cela jusqu’à vouloir mourir. Dirons-nous que ce sentiment de disgrâce, cette amertume, cette détresse est une forme particulière, inversée, de la grâce que sa vocation, sa dévotion impliquait, espérait ?
Songeant à Hopper, cherchant à comprendre sa peinture, en quoi elle est unique, essayant d’en saisir l’essence, je voulais parvenir à dire qu’en certains cas la volonté de représenter le monde réel conduit le peintre, et celui qui regarde l’œuvre, à passer au-delà des apparences, de toute apparence. Ce que j’avais à l’esprit, pensant à Hopper, c’était la peinture de Morandi. Voici des bouteilles et des flacons sur la table, dans la pénombre, dans une certaine lumière ; des verres, des objets en verre dont la surface ne joue pas même le rôle d’un miroir. Rien que ces bouteilles, là, sur la table, une table de cuisine, peut-être d’une arrière-cuisine, où elles sont comme oubliées, sous de
la poussière, déjà. Des choses parmi les plus ordinaires, les plus communes ; dont la perte, si l’une ou l’autre de ces bouteilles se brisait, ne nous serait pas le moindre deuil, ne causerait aucun chagrin. Des bouteilles, là, banales, sans valeur, formant pourtant une composition, née peut-être du hasard ; des bouteilles, des pots, des ustensiles ; et la peinture. Des bouteilles, vides ; est-ce leur vide ou leur surface, leur éphémère architecture, leur scène silencieuse, en un lieu insitué, leur immobilité qui nous attire, autant que la peinture elle-même, sa sonorité, son timbre, et nous retient ?
Nous regardons cette toile, le concert de plusieurs toiles rassemblées, dans le silence d’un musée, d’une galerie, leur lumière, comme nous écouterions un piano, un clavecin dans une pièce voisine, derrière une cloison, par une porte entrouverte, invisibles. La lumière de ce jour-là baigne ces bouteilles peintes, le souvenir de ces bouteilles, et le bois et les touches de l’instrument dont une main délicate jouait ; et qui vient de se clore. La main d’une jeune fille, comme la main d’un ange, vient de rabattre le couvercle ; le piano, le clavecin, qu’on ne voit pas, n’est plus, dans l’ombre et la nuit venue, qu’un bloc noir et muet. Mais il y eut la musique, et la lumière, dans le mystère familier du jour. La peinture, dans son cadre, le bois noir de son cadre, est comme le souvenir, l’image de cette musique, dans la pièce voisine, jouée par une musicienne invisible et que nous entendions comme venue d’un autre monde. Nous l’écoutions ruisseler et sourdre en nous, jaillir comme on regarde un souvenir d’enfance. Littéralement, cette peinture est un miroir de l’invisible ; elle est épiphanie d’une absence ; elle est figure d’une musique silencieuse ; elle est musique.
On dira : « Mais Hopper a peint l’Amérique. »
Il a peint une image de l’Amérique. Il a peint une Amérique, non seulement passée, mais partielle, imaginaire. Il a peint l’Amérique du cinéma, d’un certain cinéma ; et le cinéma s’est nourri de la peinture de Hopper, au point qu’on ne sait plus, quand on revoit des films noirs américains, si telle ou telle image, tel plan, telle séquence est une espèce de citation de Hopper, ou si Hopper l’a intégrée à son œuvre, ou encore s’il s’agit de l’Amérique telle qu’elle est : ses maisons en planches blanches, les rues de New York, les autos noires ou colorées, les taxis, la station-service et le motel ; et ainsi de suite.
L’Amérique de Hopper est analogue à celle de Kafka : imaginaire. Elle est de la nature du mythe. Une part de l’œuvre de Raymond Guérin, dont la matière est en grande partie autobiographique, a pour titre : Ébauche d’une mythologie de la réalité . On y voit, de livre en livre, un jeune homme travailler dans un hôtel à Paris, un homme jeune vivre dans une grande ville de province, et, jeune encore, être prisonnier en Allemagne… Une vie, et le monde, l’Histoire. Guérin, sans doute, se voulait modeste et véridique en parlant d’« ébauche » pour désigner ce qu’il devait tenir pour son œuvre majeure – l’œuvre de sa vie ; peut-être désirait-il affirmer qu’un écrivain
Weitere Kostenlose Bücher