Edward Hopper, le dissident
n’est pas plus assuré d’atteindre au mythe qu’à la description du réel. Il récusait et refusait le terme de « réaliste » dont les critiques le qualifiaient. Mais c’est « mythologie de la réalité » qui me semble convenir à l’œuvre de Hopper.
Il convient de parler de « mythe » dès que l’on réduit Hopper à quelque réalisme. Mais qu’est-ce qu’un « mythe », lorsqu’il s’agit de l’œuvre d’un écrivain, d’un peintre ? Sans doute, en premier lieu, la
confluence et l’alliance du monde extérieur, tel qu’on le vit, tel qu’on l’éprouve, et d’un monde intérieur, personnel. L’œuvre, quand elle accède au mythe, mêle, comme fait le rêve, les éléments du réel et les courants et les plis de notre inconscient. Encore faut-il, pour qu’il soit permis de parler d’œuvre, que, génie ou travail, la forme exhausse et tienne ensemble ce qui est de l’ordre de l’expérience et ce qui est de l’ordre du songe ; et que le mythe, inséparable de l’œuvre, trouve écho en celui qui la reçoit, qu’il résonne en qui l’œuvre parvient. Le mythe, rêve élaboré, songe ayant pris forme, hantise ayant pris corps, un corps admirable, œuvre d’humanité, n’est mythe que s’il fait, à l’infini, rêver. Le mythe n’est tel que s’il se métamorphose. Peintre, celui dont la peinture donne au peintre le désir de peindre.
Le réalisme de Hopper met en cause le réalisme. Mais, par ricochet, ce réalisme, et l’œuvre de Hopper, mettent en cause la « modernité » – dans la mesure où nous lions encore la modernité en peinture et un refus de la réalité, de l’image du réel ; un refus du « réalisme », de la « défiguration » à la non-figuration, en passant par une préférence donnée à l’imaginaire, au fantasmagorique, à l’esprit d’enfance, à la maladresse cultivée ou non, aux formes diverses d’un « art brut ». Bref, à tout ce qui s’écarte de la représentation photographique – quand la photographie n’est pas celle d’un Man Ray ; quand elle ne semble pas le reflet d’un miroir à travers la transparence d’un rêve, le tremblement d’une mémoire. « Moderne » : tout ce qui serait en rupture et en contradiction avec l’art « classique », tout ce qui en serait à l’écart ; tout ce qui serait « de
notre temps », mais qu’est-ce donc que « notre temps », et quelle est sa durée, son étendue ?
Il y a bien trente ou quarante ans que certains philosophes, certains artistes ont fait part à qui voulait l’entendre de la fin, de la mort de la « modernité », qui annonça tant de morts : mort de Dieu, mort de l’homme, mort de l’art, mort de la peinture de chevalet, mort de la peinture… Ce « spectre » – la modernité – hante nos esprits, nos débats. Il suffit d’écrire « postmoderne » (qu’est-ce cela veut dire, au juste ? cette notion a son histoire, déjà ; elle a migré), il suffit de cette jonglerie, verbale, pseudo-conceptuelle, de ce déraillement chronologique, de ce tête-à-queue, de ce vocable ’pataphysique pour que, vampire, mort-vivant, le moderne, le mot « moderne » se dresse au milieu de ses fossoyeurs et déchire le faire-part de son décès.
La notion de « moderne » et de « modernité » n’a de sens, de légitimité, d’évidence que lorsqu’il s’agit d’un terme descriptif, d’un élément de classification servant à distinguer une époque d’une autre ; terme variable, mouvant, incertain, provisoire, volatil toujours, puisque le temps passe et que, selon l’observateur, selon ce qu’il embrasse et considère, selon son humeur, ses passions, sa culture, son inculture, ses intérêts, même l’échelle du temps varie. Mais ce terme s’est coloré d’un sentiment de valeur (tantôt positif, tantôt négatif, dépréciatif – polémique). Premier glissement, premier abus. On est entré dans l’idéologie : identique ou liée à celle du Progrès ; on est entré dans le champ de l’esthétique ; et ce terme, cette notion, si l’on veut, s’est déguisé en « concept » : inane, vide, mais commode.
On use de « moderne », de « modernité », comme s’il s’agissait d’un concept ; et ce n’est pas un concept. « Contemporain », « art contemporain » – étiquette qui semble faite pour renvoyer « moderne », dont elle est synonyme, à son statut de critère chronologique,
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