Edward Hopper, le dissident
admirable qu’elle n’ait pas renoncé à peindre. Lucide, cependant, sur le dédain d’Edward, son mépris. Elle écrit qu’elle se voit comme « a forever wallflower ». « Wallflower » : « faire tapisserie » ; tandis que les autres dansent, que les femmes et les jeunes filles sont invitées à danser ; l’expression désigne des personnes délaissées, dédaignées, méprisées. Peut-être Jo pense-t-elle pourtant à de vraies fleurs, au pied du mur, poussées là toutes seules, ignorées ; puisqu’elle invoque un jardinier au cœur
plein de pitié, qui aurait la bonté de couper cette mauvaise herbe, malheureuse, et de mettre ainsi fin à sa solitude, à sa détresse, à la vue lamentable qu’elle offre, au bas du mur. « Why doesn’t some merciful gardener come around & cut down the anguishing sight ? » Comment ne pas entendre là un désir de disparaître, de n’être enfin plus rien puisqu’on est presque rien, si peu de chose ; de mourir ? La douleur de Jo est toute simple, très commune : peintre, personne, elle souffre de ne pas être vue, de n’être pas connue, pas reconnue . Elle végète dans l’ombre d’un grand homme, d’un grand peintre ; lui, il l’écarte, la met sous le boisseau, pour que sa peinture ne lui porte, à lui, aucun tort.
Souvent, près d’une femme qui nous tourne le dos, seule, chez elle, et regarde par la fenêtre, et qui s’ennuie, certainement, ou sur le rebord d’une fenêtre dans un café, un restaurant, Hopper peint un pot de fleurs, une plante verte. Une plante dérisoire. Il est assez habile pour n’avoir pas besoin de ce pot et de ces feuilles pour l’équilibre de la composition. Cette plante décorative n’est pas un artifice de peintre. Elle est si insignifiante, presque ridicule, que cette insignifiance, cette misère, en devient, discrètement, significative. Il détestait les fleurs, les bouquets de fleurs. Il les trouvait infatuées. Joséphine aimait peindre des bouquets dans des vases.
J’ai d’abord pensé que chez Hopper cette plante en pot, qu’on pourrait croire artificielle, était, dans la grande ville, dans un désert de béton, le rappel, ironique, de la Nature. « Voici tout ce qui reste, ici, de la grande forêt, de la Grande Prairie. » Sentiment inverse de celui qu’il nous arrive d’éprouver, en ville, quand nous apercevons entre deux pavés un brin d’herbe,
une fleur, une plante, accrochée au ciment d’un mur qui se fendille. On est de cœur avec cette obstination de la sève, de la tige, de la semence. On fraternise. On se dit que le chiendent l’emporte sur Babel. Et notre cœur prend exemple, un instant, sur cette persévérance aveugle, cette lucidité, cette vivacité, sur cette vie que rien ne décourage. Ce printemps toujours plus fort que l’hiver. Nous écoutons en passant la parabole du brin d’herbe, l’enseignement citadin de la fleur sauvage, de la graine… Mais cette plante verte dans un appartement, une chambre d’hôtel, un restaurant, je suis maintenant porté à y voir un portrait symbolique de Joséphine qui, dans le couple, a le sentiment de « jouer les plantes vertes », d’être une potiche. Joséphine, peintre de bouquets de fleurs.
« Wallflower » : « faire tapisserie », le long du mur de la salle de bal… Joséphine a-t-elle pensé qu’elle était cette danseuse, cette danseuse presque nue, sur une scène, que son mari a peinte en 1941, sous le titre Girly Show (« Strip-tease ») ? Elle avait comme toujours posé pour cette figure, cette girl , mais imaginait-elle que son mari, au-delà de la pose, la voyait en effet comme cette danseuse qui n’excite personne ? Et Hopper, qui certainement ignorait la note du journal de Joséphine – il se refusait à le lire, lorsqu’elle lui en faisait la proposition –, Edward Hopper avait-il quelque idée de ce qu’éprouvait sa femme, au point qu’elle pourrait elle-même se voir comme une danseuse qui se dénude et s’agite en vain ?
Quand il fait son portrait, sur la plage, une aquarelle, Jo Sketching at the Beach , sous un grand chapeau de paille, d’assez loin, on ne voit presque rien d’elle que le chapeau (on devine, par l’inclinaison du chapeau de soleil, de ce parasol, que l’artiste ne dessine
pas la mer, les vagues, l’horizon, mais, au loin, sur la droite, ce qui paraît être les bâtiments et le môle d’un port). Sa femme est un accessoire de plage. Elle dessine, carnet sur le
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