Edward Hopper, le dissident
regards, la langue de feu des regards, s’insinuer entre les cuisses de la belle éveillée. Il y a du Klimt dans ce carrelage d’étoffes et le décor dont il habille et flatte la femme nue. La pose rappelle tel nu de Degas. Mais l’essentiel reste à dire : il s’agit d’une aquarelle, art léger, fluide, toujours au bord de l’évanescence, de l’irréalité. Nous sommes dans l’illustration, à peine libertine. Nous ne croyons pas vraiment à la présence, charnelle, de cette femme ; nous ne la ressentons pas.
L’aquarelle, en un sens, est toujours chaste ; quoi qu’elle représente, malgré la hardiesse du sujet ; parce qu’elle est presque sans matière, sans contour, moins propice au volume ; elle flotte sur la feuille, la page ; c’est un nuage, une buée, une vapeur. Nous sommes davantage portés à croire à la présence charnelle d’une
femme, à la réalité de son corps, s’il s’agit d’une peinture à l’huile : si la peinture « a du corps » ; et si cette peinture n’est pas trop lisse, et telle que la matière semble s’y effacer, comme dans le miroir (dont l’incitation érotique est d’une autre nature que celle que peut provoquer l’image peinte). La matière sensible, « tactile », « savoureuse » de la peinture « incarne », par une espèce de transfert, de métaphore, le corps dont elle porte l’image. Chaque mode de représentation – du dessin à la sculpture, à la parole – implique une érotique différente.
L’un des problèmes de Hopper, l’un des enjeux de sa peinture, est de représenter une femme nue – en « voyeur », si l’on veut – sans que le désir s’éveille. Hopper serait le peintre du désir appréhendé comme échec ou absence du désir le plus naturel. Peintre de la nostalgie ou du fantôme du désir. Ce qui implique que le désir soit à la fois reconnaissable et récusé ; présent et absent ; comme il en va dans l’impuissance. Qu’il n’y ait que l’idée du désir.
L’aquarelle aux coussins fut peinte quelques jours après le mariage d’Edward et de Joséphine, et offerte à Joséphine. Elle avait été précédée d’études au crayon, tout aussi « libertines » : pose lascive, jeu de jambes, toison. Sur ce plan, tout semble avoir bien commencé entre eux ; pourtant, par quelques notes de son journal, nous savons que Joséphine, qui cependant n’était plus – depuis longtemps ! – une adolescente, mais vierge, d’éducation catholique, fut très surprise, heurtée en découvrant les réalités du corps à corps.
Une femme est allongée nue, ne portant qu’une chemise transparente et rose, derrière un homme habillé, chaussé. D’elle, on ne voit que ce qui va des
fesses aux talons, à la plante des pieds, grisâtre, disgracieuse; un peu les épaules, la chevelure ; elle est tournée contre le mur. Il est assis, et elle est couchée sur une espèce de divan ou de lit quadrangulaire, une estrade tendue de tissu, vraiment pas une couche où s’étreindre et jouir, catafalque plutôt que nid d’amour. L’homme a les genoux serrés, il penche un peu la tête, il n’est pas gai. S’est-il déjà rhabillé ? Ne s’est-il pas déshabillé ? Cette peinture pourrait avoir pour titre : Couple . Hopper l’intitule : Excursion into Philosophy . « Excursion en philosophie » ? « Promenade dans la philosophie », « Intermède philosophique » ? Mais quel rapport entre ce couple, dont la femme, dos tourné, n’est guère visible que des reins aux talons, et la philosophie, le haut domaine de l’esprit ? La raison du titre donné à la toile est peut-être de justifier, ou de feindre d’expliquer, d’expliciter, la présence du livre ouvert sur le lit, dont on ne voit qu’une double page blanche, grise, sans rien d’écrit, ni indication d’auteur ou de titre, un livre dont le pli, la pliure, est une rime visuelle, ironique, onirique, à la jointure postérieure de la femme nue ; non seulement une rime formelle, mais l’opposition entre le corps et la pensée ; mais la pensée elle-même gisant, ailes ouvertes, tombée, comme un oiseau mort, sur la couche.
Qui sait ? peut-être Hopper, qui lisait le français, a-t-il fugacement songé à un autre rapprochement : le lit , et le livre qu’on lit (qu’on a cessé de lire, la page n’étant plus qu’une blancheur, où se plaît le soleil, la peinture, le vide). Mais, s’il s’agit de « philosophie », pensons
Weitere Kostenlose Bücher