Edward Hopper, le dissident
soie industrielle, achetée dans la même boutique de faux luxe, camelote aguichante pour qui aura le privilège d’en faire glisser sur leurs cuisses l’élastique. Et comme il arrive dans les glaces des brasseries, la troisième femme du Chop Suey est la copie conforme des deux premières, seulement vue sous un angle différent : de profil, et chapeau rose, rose ou rouge comme ses lèvres, maquillées. Mais elle est avec un homme, un peu plus âgé qu’elle, cigarette entre deux doigts, qui devrait être ravi de sortir avec cette Cynthia ou cette Deborah, mais qui a l’air de s’ennuyer, qui s’ennuie. C’est dans un chop-suey, pour manger chinois, peut-être même avec des baguettes, que dans les premiers temps de leurs amours Edward et Joséphine se donnaient rendez-vous, à China Town.
On ne peut savoir, puisqu’il s’agit d’une peinture, si l’enseigne clignote. Mais cette barre lumineuse est un bon repère pour se donner rendez-vous, la première fois. Verticale comme un texte chinois. Très visible de la rue comme de l’intérieur. Grosses lettres, un peu ourlées comme des lèvres, une bouche, comme si l’enseigne nommait le restaurant : Chop Suey . Il arrive, de même qu’un lapsus visuel fait lire raz-de-marée au lieu de « rez-de-chaussée », qu’on lise, au lieu de « Suey » : SEX . Sex-shop. Les deux clientes attablées ne peuvent être vues des passants. La vitre près de laquelle, l’une en face de l’autre, elles sont assises, est enluminée d’une peinture sur verre, non cloisonné, presque barbouillée, comme un décor pour les fêtes, le Merry Christmas, le Happy New Year. On en distingue mal le sujet. Il semble qu’il y ait, au premier plan, une tête de femme, et, plus loin, une rangée de fauteuils de théâtre, ou de cinéma, avec des gens, des spectateurs. Ce n’est peut-être qu’un badigeonnage.
Près de la table où sont assis un homme et une femme, le cadre de la fenêtre semble être celui d’une peinture, abstraite : diagonales et aplats, triangles blancs et bleus ; rien qui puisse évoquer ce que l’on verrait au-dehors, une façade, une voiture, une affiche ; ce serait plutôt un miroir reflétant une partie de l’intérieur du restaurant, sans que ses éléments soient identifiables. Est-ce une raillerie à l’égard des « modernes », des « abstraits » ? Une façon de dire : « Si je voulais, je vous ferais de la géométrie colorée qu’on appellerait peinture, art » ? Mais pourquoi pas l’aveu d’une espèce de regret, de tentation inavouée ? Ou encore : « Regardez bien, toute ma peinture aussi est “abstraite”. Avec, en plus, la différence n’est pas si
peu de chose : l’image de la réalité, de notre vie quotidienne; ce que vous avez abandonné, perdu. »
Le tableau, vertical, que la fenêtre encadre : un jeu, somptueux de blancs et de bleus, un jeu d’obliques ; le blanc tirant sur le jaune. Il est une stèle de lumière et de couleur entre les murs sombres de part et d’autre de la fenêtre. Une grâce qui console de la vulgarité de l’enseigne, criarde, au-dehors. L’homme, tête penchée, ne voit rien de cette beauté. Il ne voit pas non plus le visage gracieux de sa compagne : nous ne voyons, sous le rouge d’un chapeau, peut-être un bonnet, qu’une partie de son profil. La tête de l’homme se découpe sur le fond bleu de la fenêtre, et son col est d’un bleu à peine plus clair. La table au bord de la fenêtre est blanche, claire, et, par un pan oblique d’ombre sur elle, bleue : rappel horizontal du jeu blanc et bleu de la fenêtre. Ce jeu blanc et bleu se répète sur la table où sont assises les deux femmes. On dirait que tout le tableau fut construit et conçu pour cette composition en blanc et bleu. Et pour la lumière. Oui, c’est la lumière qui apparaît le vrai sujet de cette peinture, et non les personnages, leur relation, ou leur solitude, la distance ou la séparation que l’espace leur impose. Ces femmes, cet homme, sont les hôtes d’une lumière à tomber à genoux devant elle, mais le savent-ils ? Ils sont dans le ciel de cette lumière, dans cette gloire, quotidienne, dans ce génie de la lumière, et ne la voient pas.
Un manteau suspendu près de la vitre est un superbe « morceau de peinture » : matière, ombres, jeu de la lumière. L’habit, cette habitation provisoire d’un homme, d’une femme. Suspendue au portemanteau, vide, encore chaude, sa
Weitere Kostenlose Bücher