Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
Vom Netzwerk:
genou, mais elle n’est que le modèle d’un dessin, le sujet de l’aquarelle d’un peintre reconnu ; et s’il est ainsi reconnu, c’est en grande partie grâce à elle. Peut-être a-t-il pris un malin plaisir à transformer cette artiste, cette femme qui se croit et se prétend artiste, peintre, en cette figurante, peintre du dimanche, à la plage. Élément pittoresque du paysage.
    Elle fut sans doute, jusqu’à la fin, son seul modèle. Habillée, nue, tenant parfois le rôle d’un personnage masculin. Pouvant figurer, dans le même tableau, une femme vue de face et une autre, vue de dos, de profil. Ce modèle unique, dans la même toile, une même scène, comme autant de reflets dans une glace ou une vitre, ajoute peut-être à l’étrangeté de ce qui, dans tel restaurant, tel café, se joue. Nue, jamais Hopper n’en minimise les disgrâces, les lourdeurs. Lorsqu’il peint la mélancolie de cette femme, encore jeune, sous un chapeau cloche, rose, plutôt jolie, élégante, séduisante, assise devant le marbre d’un guéridon de café, et en face d’elle une chaise qui sans doute restera vide, peint-il la mélancolie d’une inconnue, devant une tasse, ou voit-il et peint-il la mélancolie de sa femme ?
    Elle est son unique modèle, quitte à ce qu’Edward la change en d’autres personnages féminins. Fin de carrière pour une artiste de théâtre, une comédienne : ce qu’elle fut, dans sa jeunesse. Elle pose, muette, carafe, plante verte, mannequin, et son metteur en scène la change en divers personnages. Ils ont pourtant de quoi payer un modèle vivant, un modèle professionnel. Pendant ce temps, pendant la pose, elle
pourrait peindre, elle aussi, lire, regarder sur la mer le vent modeler ou dissiper les nuages ; écrire à ses amies, à leurs amis : elle a la plume aussi vive que la langue. Elle est à son service. Mais elle est jalouse, exclusive. Elle veut qu’il n’ait de regard que pour elle. C’est ainsi qu’elle garde l’œil sur lui, le surveille jusque dans ses pensées. Si elle le pouvait, elle monterait la garde jusque dans ses rêves. Mais la voit-il, la voit-il encore, elle, Joséphine, Jo, quand elle pose ? Ou ne voit-il que sa peinture, ne voit-il qu’en lui-même… Elle accepte cette servitude pour dominer. Lui, il a accepté, dès les premiers jours, qu’elle soit son modèle unique. Il ne revient pas sur sa parole. Tout le monde vous le dira : c’est un homme loyal. Et puis ce pacte est le moyen qu’il y ait un peu de paix dans la maison, le ménage.
    Cet unique modèle multiplié a des effets imprévus.
    Par exemple, dans la toile intitulée Chop Suey (on voit en partie l’enseigne à travers la vitre du restaurant), il y a devant nous une jeune femme très fardée, coiffée d’un chapeau cloche. Pommettes et lèvres rouges, chapeau dont le feutre adoucit la couleur, l’estompe. En face d’elle, nous tournant le dos, une autre jeune femme, la même, qui pourrait être sa jumelle, son reflet dans le miroir d’un salon d’essayage. Nous est-il suggéré de penser que toutes ces jeunes femmes, à la mode, sont faites sur le même modèle, sortent du même moule, comme autant de poupées, d’automates, comme ces images stéréotypées des magazines de mode, ces illustrations de romans populaires, banalités dont Hopper fut un bon fournisseur, un honnête fabricant ; ou comme autant de figurantes dans des films qui ne sont qu’une même bouillie pour les chats ? Personne n’est plus personne. Il n’y a que personnages, copies, copies de copies,
clichés. La ville est ce vaste et vain magasin de fantômes, ce magazine, ces hebdomadaires pour passer le temps dans la salle d’attente du coiffeur ou du dentiste. Jadis le peintre, Goya, Frans Hals, mais aujourd’hui… Et nous mangeons chinois dans un quartier chinois qui n’est qu’un quartier de New York. La terre est insipide. Tout se ressemble. Mêmes postes à essence à travers la planète, mêmes motels, partout, mêmes gratte-ciel. Il n’est pas jusqu’à nos rêves qui ne soient des cartons et des cartonnages, des emballages dont l’un vaut l’autre.
    Et qu’est-ce qu’elles peuvent bien avoir à se dire, ces deux bonnes femmes, sinon du ressassé, de l’insignifiant, de la fadaise et de l’on-dit, des potins, des potins de popotins, des rêveries de roman de gare ? Elles bavardent. Elles sont assises dans leur culotte de nylon rose, ou, si le nylon n’existe pas encore, de quelque

Weitere Kostenlose Bücher