Edward Hopper, le dissident
forêt, mais elle peut signifier que, la même scène, dans une maison identique, se répète d’une parcelle du lotissement à l’autre, et qu’ainsi tourne le temps, comme une roue sur elle-même, comme le jeu des saisons charge les arbres et les dépouille, et comme le soleil éclaire pareillement les jeunes et les vieilles, les vieillards et les nouveau-nés, du lever au coucher, du jour qu’il amène à la nuit qui le remplace, de la naissance à la mort. Ces banalités sont dans la Bible 3 .
Elle est jalouse. Elle exigea, en vain, que sur tous les dessins de nus féminins qu’il ferait, il inscrivît, « To my wife, Jo » ; pour que soit écarté tout soupçon d’infidélité, fût-ce des yeux, fût-ce en imagination. Dans leurs premières années de mariage, Edward fut jaloux de son chat Arthur ; un jour, on ne le vit plus. Edward, dans une de ses caricatures qui ont l’air de dessins d’enfant, avait montré le chat à table, fumant, queue en l’air, grand comme une grande personne, en maître de maison, serviette autour du cou, pattes croisées comme des jambes, en face de sa maîtresse, Joséphine, qui lève son verre à sa santé, à leur santé, tandis qu’Edward, à quatre pattes, au ras de la table, à poil, supplie pour sa pitance, et qu’une miette au moins tombe dans sa gamelle… Il n’y eut pas d’autre chat dans la maison. Ni aucune autre bête, chien, oiseau, poisson rouge. Pas même un grand chien de
garde qui les protègerait, fragiles comme ils sont maintenant, dans leur maison de Cape Cod, où il serait si facile d’entrer ; isolée. Et je me demande ici ce que veut dire le beau chien de chasse, brun et blanc, oreilles dressées, qu’on voit au premier plan, dans l’herbe, devant une maison, dans une peinture de 1965 intitulée Cape Cod Evening (« Soir à Cape Cod »). Est-ce un regret ?
Le vieux couple, lui assis sur le seuil, comme un retraité qui s’ennuie, elle, debout, bras croisés, massive… Ils regardent vaguement en direction du chien, certes plus vivant qu’eux. Il est la vie même au beau milieu de l’herbe foisonnante (qui bientôt pourrait les recouvrir, cacher leur tombe sous la couleur des saisons). Hopper a commenté cette toile : « Le tableau ne reproduit pas exactement un endroit donné mais combine des esquisses et des impressions fournies par des éléments de cette région. » Il disait aussi que le chien, un colley, entend sans doute un cri d’oiseau nocturne, le whippoorwill , l’engoulevent, au cri insistant, répété. Il entend et il écoute les bruits les plus légers du monde, que peut-être le vieil homme ne perçoit plus désormais. Cette peinture, par le chien attentif, peindrait le bruit et le chant du monde. Elle peindrait ce que le chien lui-même ne peut apercevoir : au loin, dans l’épaisseur du feuillage et dans l’obscurité du soir qui tombe, un oiseau, l’appel d’un oiseau, son cri dans le silence.
Autre toile ( Four Lane Road , « Route à quatre voies », 1956) : un vieux pompiste (on voit en partie les pompes rouges, dépassant l’angle de la maison ; et par delà une succession de vitres) est assis, prenant l’air, prenant le frais. Sa femme, à travers le bow-window, qui est comme une loge de théâtre, un
balcon, tendue, et dans la pose d’un chien de chenet, d’une sculpture égyptienne, d’une gargouille de Viollet-le-Duc, lui crie dessus, elle aboie. Ou bien lui crie : « À table ! Le repas est servi. » Elle lui casse les oreilles, elle lui gâche la vie. « Il est plus terrible, dit la Bible, de vivre avec une femme querelleuse que sous la gouttière d’un toit. » Ne pourrait-elle, avec lui, un instant, en silence, goûter la tombée du soir ?
Elle crie, il se tait. Elle pousse la tête et le buste, elle se projette hors du cadre de la fenêtre comme le coucou d’une pendule en bois, mécaniquement, pour annoncer le temps qui passe, l’heure, l’engrenage du temps ; et le plomb du poids qui tombe fait se mouvoir les roues et les aiguilles. Il ferait si bon laisser le temps stagner, comme un étang sans ride et reflétant le ciel, où doucement le jour s’estompe. Derrière le vieux pompiste, en bras de chemise, les bras sur le bois du fauteuil, derrière lui, sur le mur blanc de leur maison, son ombre : la vie est-elle finalement plus que cette ombre, que, bientôt, la nuit va confondre avec toute l’ombre ? Il n’a pas cette pensée, que seul le peintre
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