Edward Hopper, le dissident
peut-être sent naître en lui, ou qui ne vient qu’à nous-mêmes, devant cette peinture. Le vieux pompiste, au soir de sa vie, jouit d’un reste de soleil, jaune, doré, et jaunissant l’herbe où il a placé son fauteuil. Lui-même, comme tout homme, toute vie, et comme le dit la Bible, est cette herbe qui bientôt séchera, ou sera fauchée, brûlée. Même s’il ne fréquente plus le temple ou l’église, et n’entend plus les sermons du pasteur ou du curé, ces versets-là, et quelques autres, parce qu’ils sont l’évidence, et par la force de leur amertume ou de leur mélancolie, se sont imprimés pour toujours dans son esprit. Même si, vieil homme, il ne prie plus, ou
plus guère, il lui arrive d’entendre ces paroles qui sont des proverbes, la sagesse des nations.
Entre la façade et les quatre voies de l’autoroute, au coin de la maison, la pompe rouge et rose monte la garde, telle qu’une horloge à balancier de jadis. Les quatre voies de l’autoroute sont une espèce de peinture abstraite. Dans la fenêtre ouverte derrière le vieil homme, une deuxième pompe a l’air d’un reflet dans un miroir, ou, vue en partie, de quelque objet décoratif. Mais toute la fenêtre, en deux parts, est comme un tableau : avec, dans un carré, le ciel bleu, barré d’un nuage blanc ; tableau dans le tableau. Hopper, dans l’homme assis, solitaire malgré sa femme qui le hèle, ou d’autant plus seul, a peint sa propre mélancolie, peut-être sa lassitude ; mais toute la peinture, une peinture de musicien, tout ce tableau dit son bonheur de peindre, d’écouter les couleurs, de les inventer, de composer ; son bonheur de peintre, sa raison de vivre 4 .
La posture de la femme qui se penche à la fenêtre, cette attitude, se retrouve dans une autre toile, Cape Cod Morning (« Matin au cap Cod », 1950). La femme est seule. Veuve ? Sa robe n’évoque ni le deuil ni le veuvage. On la voit ainsi penchée à la haute fenêtre de la loggia. C’est le matin, et pourtant il semble que l’abat-jour, près d’elle, très cosy , soit éclairé par son ampoule ; à moins que ce ne soit par le soleil. Elle s’appuie des deux mains sur une tablette face à la forêt qu’on devine face à la maison. Appuyée avec plus d’énergie qu’il n’en faudrait. Elle ne crie pas. Elle ne crie plus. Elle a l’air de regarder ou de guetter quelque chose. Mais quoi ? Les stores verts ne sont presque pas descendus. De part et d’autre de la fenêtre, noirs, deux volets encadrent à demi le tableau que forment la
femme, vêtue de rose, et l’abat-jour jaune. Dans cet espace, au bord de la forêt, cette femme est comme un oiseau dans sa cage. Est-ce qu’elle appellerait son mari qui peut-être se promène là-bas sous les grands arbres, loin d’elle, paisible ?
Il faut croire, plutôt, que Hopper s’est installé sur le côté de la maison, imposant à Joséphine de poser ainsi, appuyée, bras tendus, comme si elle le cherchait au loin, et qu’il prend plaisir à faire jouer le vert du store avec l’autre vert de l’autre store, autrement éclairé dans ce matin que les oiseaux saluent. Là est la peinture. La transposition, par la couleur, la nuance, dans le jeu du soleil, la traduction du chant d’un oiseau qui appelle un oiseau, et lui répond. Le vent souffle sur les cimes et penche l’herbe jaune et fauve qui pousse librement devant la maison blanche qui, dans l’ombre, apparaît un peu mauve. Dans le ciel bleu, là-haut, les nuages sont immobiles. Cette loggia a l’élégance d’une tombe bien entretenue. Et il y a ces deux panneaux noirs, ces tentures qui appelleraient des larmes d’argent ; ils entourent la scène d’intérieur, qui n’est pas sans faire penser à un Vermeer.
Tel de leurs amis a dit qu’ils semblaient toujours dans l’imminence d’un divorce. Ils en venaient aux mains. Coups, morsure, d’elle, jusqu’à l’os ; empoignade par les poignets, expulsion hors de l’atelier ; cette petite bonne femme et ce grand gaillard. On dit qu’Edward, quand un orage éclatait, une querelle, cherchait toujours l’apaisement, la paix. Au milieu d’une dispute, elle s’écrie : « Mais pourquoi ! pourquoi m’as-tu épousée ? » Il répond : « Tu avais des cheveux bouclés. Tu parlais le français. Tu étais orpheline. » Elle avait de quoi plaire, pourtant ; de
quoi séduire. On le voit par le portrait que Henri a fait d’elle, en 1906, sous le titre « Une
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