Edward Hopper, le dissident
étudiante en beaux-arts ». Une élève modèle. On a le sentiment qu’il était un peu amoureux de cette jeune fille qui tient si joliment ses pinceaux à la main, le long de sa longue jupe, et qui, dans l’atelier, et bien qu’il soit l’heure de peindre, ne porte pas de blouse, ou plutôt une blouse sombre qui ne se distingue pas du vêtement quotidien : belle robe de sortie, ou d’intérieur. Et cette jeune fille n’était pas la première venue. Une enfance triste, pauvre, à Manhattan. Le désir de faire quelque chose de sa vie, de sortir de la grisaille, du sordide, de la nullité. Elle lit beaucoup. Elle veut être actrice, comédienne. Elle prend des cours. Elle joue, un peu, dans une troupe, dans divers spectacles. Peut-être a-t-elle été ouvreuse dans un cinéma, un théâtre, pour gagner les quelques sous nécessaires à sa subsistance et à ses cours de comédie. Peut-être s’est-elle alors adossée au mur, rêvée l’actrice du film, et se voyant déjà en haut de l’affiche, idole, vedette, star ? Il aurait suffi du regard d’un réalisateur, même en passant dans la rue, ou au restaurant où elle fut serveuse ; cela s’est vu, cela arrive. Généreuse, courageuse, énergique. En 1918, elle s’inscrit sur la liste de celles qui veulent aller là-bas, pour être infirmières.
Généreuse. Elle peint, elle est peintre, elle ne doute pas de son talent, de la qualité de ses aquarelles, de ses toiles, mais c’est pour Edward, pour son mari, plutôt que pour elle, qu’elle frappe à la porte des marchands, de ceux qui organisent des expositions, choisissent ce qu’un salon exposera ; elle écrit, elle téléphone. Elle a plus de succès quand elle défend Hopper que lorsqu’elle présente son propre travail et cherche à se placer. Elle était un peu connue, reconnue, avant leur
mariage. Elle exposait. Elle n’est plus que la femme du peintre. Non seulement « une femme », dans ce milieu, mais la femme d’un peintre, et d’un peintre qui fait carrière.
À Cape Cod, ils se sont fait bâtir leur maison, ils en ont conçu le plan. À lui, le vaste et lumineux atelier, c’est normal. La maison, c’est d’abord l’atelier, son atelier. Elle n’aura pour peindre qu’une pièce obscure, à l’étage, ou au sous-sol ; un réduit. Quand il peint, il trace à la craie autour du chevalet une ligne qu’il lui interdit de franchir. Elle, qui se voyait peut-être au volant des ambulances sous les obus et les bombes, n’a pas le droit de conduire leur voiture, sa voiture, à lui, quand ils vont de New York à Cape Cod, ou l’inverse, ou au Mexique, ou ici et là aux États-Unis. Pourtant, il n’est pas un fameux conducteur. Il n’a pas l’art des créneaux. Nous le savons par une confidence du pompiste dont la station-service, aux trois pompes rouges de Mobilgas, est devenue célèbre dans l’œuvre de Hopper. « Tu ne te débrouilles pas mieux que moi avec une voiture », lui aurait dit un jour son client, après que le pompiste eut heurté près de la pompe une bordure en ciment, en déplaçant le véhicule. Mais enfin, dans un couple, c’est à l’homme de conduire.
C’est elle évidemment qui s’occupe de l’intendance. Elle fait la cuisine, elle déteste faire la cuisine ; elle reprise les vêtements, qu’elle n’aime pas jeter ; économe ? avare. Elle repasse. Tout ce temps qu’elle ne consacre pas à peindre. Elle répond au téléphone, au courrier, elle tient les comptes, elle le protège des importuns, elle fait barrage, elle veille sur la santé d’Edward plus que sur la sienne, peut-être. Quand il meurt, elle est perdue, « amputée », « mutilée ». Il
aurait été plus perdu qu’elle, sans doute. Le temps de tout mettre en ordre, d’organiser le legs des toiles au Musée, des documents, des aquarelles, des dessins, de tout ce qui reste de toute une vie, et elle ne lui survit pas plus de dix mois.
Il y avait, diront certains de ses amis, une « bonne » Joséphine, et une « mauvaise » Joséphine. Un mélange de mégère et de servante au grand cœur, une amante maternelle, une amante querelleuse. Deux Joséphine et sans doute plus de deux. On dit qu’elle avait une façon drôle et vive de parler, et que ses lettres, ses mémoires, valaient et valent aussi par sa façon d’écrire ; celle, parfois, d’un poète.
Au-delà de toute biographie, de tous les témoignages, quel roman que leur vie ! Et quel film. Edward & Josephine
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