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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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anciens de la peinture occidentale ; si bien qu’un peintre qui le reprend aujourd’hui, fût-ce de façon voilée, allusive, évoque Van Eyck, Vélasquez, Le Caravage, Watteau, Monet… Cette peinture serait un hommage à la peinture, à sa tradition, à cette espèce de miroir singulier qu’est la peinture. Le café noir où la jeune femme peut voir son reflet serait le miroir le plus caché du tableau, le plus intime. Mais n’est-elle pas une célébration du
cercle, de l’orbe ? Table ronde, soucoupe, cercle de la tasse, globes de lumière, coupe aux fruits ronds. La jeune femme entendrait, sans l’entendre, la musique des sphères. Elle se croirait, dans le désert de New York, seule au monde, ignorant que le ciel et toutes les courbes et les ellipses de ses astres, tous ses fuseaux, ses éternels retours, sa circulation, ses boucles, son infini, sa giration, ses roues et le char des étoiles, des soleils, l’environne. Mais elle est seule et désolée dans ce café, fragment cosmique, miroir moderne du monde. « Cosmique » : c’est un mot qu’emploie Hopper pour dire en quel sens il souhaite qu’on entende telle de ses peintures qui pourrait sembler « terre à terre », bornée, limitée à ce qui s’offre immédiatement au regard.
    Hopper, à New York, aimait aller à l’ Automat . Il y buvait café sur café. « Son seul vice », disait Joséphine. Avec les mots croisés.
    Je parlais des effets que peut avoir, dans l’œuvre d’un peintre, d’une toile à une autre, le retour du même modèle. Effets induits et non délibérés ; effets dont il se peut que le peintre n’ait pas eu conscience. Mais comment Hopper n’aurait-il pas eu conscience de cet « effet de miroir » dans la peinture intitulée « Premier étage au soleil » ? À première vue, en bordure de forêt, face à un paysage et un lointain de verdure qu’on ne voit pas, on dirait deux maisons identiques, posées côte à côte, comme dans un jeu de construction, comme deux jouets pris dans une même boîte. Deux maisons voisines, interchangeables, comme celles qui donnent leur titre, en 1945, à la toile Two Puritans (sont-elles deux portraits, deux métaphores de leurs occupants ?). Et très clean  ; pour chaque maison, un même toit sombre impeccable, et
des murs peints en blanc ; cela dessiné, tracé, comme au tire-ligne.
    À première vue, un voisinage. Mais ce que nous voyons n’est que le premier étage d’une maison double, une maison jumelle, « jumelle » comme on parle de « lits jumeaux » ; et à cet étage, les deux parties de l’habitation sont réunies et reliées par une balustrade, un balcon. Et c’est ici que la différence commence, que la distance est manifeste. On aurait pu, dans la rhétorique hopperienne, s’attendre à ce que, d’une part, une femme soit posée, et, de l’autre, un homme, son mari, indifférents ou étrangers l’un à l’autre ; mais non : dans la partie gauche, une femme, d’un certain âge, un peu masculine, cheveux gris, ornée d’un collier, lisant, lisant un livre, semble-t-il, et non en train de feuilleter un magazine ; à droite, une jeune femme blonde, en maillot de bain, qui pour se dorer ou bronzer, assise au bord de la balustrade, pose, prend une pose, des poses, s’expose au soleil, joue la starlette, la première page de magazine, la pin-up (pour quel regard, quel spectateur ?), se voit cover-girl.
    Si j’avais à illustrer cette image, je choisirais le poème de Queneau chanté par Juliette Greco : « Si tu t’imagines, fillette, fillette / Xava xava xa va durer toujours…  » Oui, car il s’agit bien ici, par ce jeu d’espace, cette symétrie et cette dissymétrie, d’une mise en scène du temps, du temps qui passe. Ce temps passé, ce temps présent, qui se croit éternel, est-ce l’image du temps de la vieille Amérique et de la nouvelle, de l’ancien et du moderne ? Ces deux femmes sont-elles, mère et fille, de part et d’autre du fossé des générations? Sans doute ceci, et cela. Mais aussi : la même femme qui fut fraîche et pimpante, et ne l’est plus ;
comme le jeune homme des quais de la Seine est devenu le vieux peintre plein d’idées noires. Noires comme le double toit à double pente, funèbre.
    À gauche de la toile, le bord de la maison voisine a sans doute pour fonction d’assurer l’équilibre et la clôture de la composition, sa verticalité, tandis que la partie droite s’ouvre sur une

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