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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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. Je m’étonne que cela ne se soit pas fait. Le film rapporterait dix fois ce qu’il aurait coûté. On traverserait la crise de 29 et les deux guerres mondiales. On verrait Paris 1900, la tour Eiffel toute neuve, Apollinaire et Delaunay, Picasso, l’Amérique et l’Europe, un voyage au Mexique, les amis et les professeurs, les expositions, l’Hudson entre New York et Nyack, la peinture de Hopper. On regarderait ce couple orageux et inséparable : il voit en elle l’équivalent de trois tigres, pour la jalousie, sans doute ; elle dit qu’il est un monstre. Ce serait aussi l’occasion de montrer ce que la peinture de Hopper doit au cinéma, et ce que le cinéma a puisé en elle. On ne ferait plus la différence entre le cinéma et la peinture. On verrait Joséphine et Edward s’installer devant l’écran. Edward a toujours du mal à caser ses longues jambes entre son siège et le dos du fauteuil devant lui. Les architectes sont-ils donc tous courts sur pattes ? Ils sont tenus par la jauge qu’exigent les propriétaires,
eux-mêmes tenus par les distributeurs qui, eux-mêmes… Le mieux serait de toujours s’asseoir au premier rang et d’étendre à l’aise ses jambes. Mais le premier rang n’est pas le meilleur endroit pour voir le film, bien qu’on y évite toute tête cachant en partie l’écran. Edward et Joséphine regardent le film qui est l’histoire de leur vie. Ou bien, devant l’écran, c’est un vieux couple qui leur ressemble. Il songe à la jeune ouvreuse au casque d’or. S’il était cinéaste, il lui proposerait un rôle. Beaucoup de carrières ont commencé comme cela. Elle est sa fille. Ils ne le savent pas. Plus tard, elle saura de qui elle est la fille. Trop tard.
    Edward Hopper n’était pas un homme facile à vivre. Joséphine disait que, souvent, essayer d’avoir une conversation avec lui, c’était comme s’obstiner à jeter des cailloux dans un puits, à cette différence près qu’on entend les cailloux toucher le fond. Parlant peu. Ne pensant guère qu’à soi-même, et peu porté à parler de soi. Sombre. Emporté, parfois. Injuste et tyrannique envers cette femme aimante, courageuse, sa femme ; mais non moins tyrannique et insupportable que lui. Machiste comme on l’était, même à l’époque, rarement. Mélancolique, névrosé, sans doute. Dépressif, certainement. Dépressif, et certainement hanté par la pensée de la mort, sinon parfois par le désir de mettre fin à sa vie et à son tourment, de tout éteindre, de ne plus être : nous n’en savons rien. S’éteindre  : lui, pour qui la lumière était sans doute le plus haut délice de l’existence. Quand on lui annonce la mort d’un de leurs voisins, à Cape Cod, il a ce mot : « Il ne verra plus cette lumière. »
    Les dernières photos que nous avons de lui sont tragiques.

    À Paris, il a dessiné une scène étrange : sur un quai de la Seine, un cadavre qu’on vient de repêcher, étendu sur le pavé. Un suicidé, certainement. Un désespéré, un homme fatigué de vivre, que la brigade fluviale n’a pu voir se jeter du haut d’un pont, et sauver, ranimer. Il fait sombre. Il fait nuit. La Seine est couleur de charbon. On emmène le mort à la Morgue. Du haut du pont, quelqu’un, qu’on voit à peine à cause de l’éloignement, regarde la scène.
    Au début de ce livre, quand j’évoquais Hopper à Paris, peignant un escalier monumental près de la Seine, peut-être proche de l’endroit où certain soir il vit un noyé sur la berge, comme s’il se voyait lui-même, comme on le verrait un jour, mort, j’ai cité l’un des « poèmes saturniens » du jeune Verlaine : « Roule, roule ton flot, morne Seine. » Pour vérifier l’exactitude de ce vers, j’ai relu tout le poème, et de proche en proche le recueil dont, sans doute, Hopper a pu s’imprégner. J’avais alors laissé de côté la suite du poème, comme j’en avais tu le final. Mais la voici :
    Sous tes ponts qu’environne une vapeur malsaine
Bien des corps ont passé, morts, aveugles, pourris,
Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris.
Mais tu n’en traînes pas, en tes ondes glacées,
Autant que ton aspect m’inspire de pensées !
    Et les derniers vers :
    — Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant,
Tu traînes dans Paris ton cours de vieux serpent,
De vieux serpent boueux, emportant vers tes havres
Tes cargaisons de bois, de houille et de cadavres !
    Nous sommes loin des joliesses

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