Edward Hopper, le dissident
et des bonheurs de Marquet, de ses lumières de fins d’après-midi, de ses
brumes du matin, regain de l’impressionnisme. Nous sommes dans la lumière et les crépuscules, les nuits de Baudelaire ; du Spleen de Paris et des Fleurs du mal :
Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui
[marche.
La nuit : non la nuit qui succède au jour, quotidienne, mais la Nuit, absolue ; son absolue, son éternelle, consolation.
Saturnien ; Hopper fut un peintre saturnien . Sans doute est-ce l’une des raisons pourquoi Verlaine lui fut si proche. La Seine, le fleuve, l’ombre, la nuit.
Il a peint une toile qui n’est pas sans rappeler le dessin de l’homme noyé. Il fait nuit. Nous sommes près d’un pont dont l’ombre est noire comme celle d’un four. Un train va s’engager dans ce noir. Sur cette toile, presque en son milieu, éclate un soleil rouge encerclé de blanc, un signal ; pourtant ce disque de signalisation est si étrangement disposé qu’on dirait qu’au milieu de cette peinture « réaliste », mais presque indistincte, en ces années d’avant-garde parisienne, de modernité, cubiste et déjà non figurative, surgit un soleil, un cercle, comme on pourrait en voir, ces années-là, chez Delaunay ; ce qui serait l’indice que Hopper aurait pu prendre le chemin de la peinture qui s’inventait alors. Mais si le signal est un soleil, c’est un soleil de sang, un soleil et un signe de mort, le soleil rouge et noir de la mélancolie, dont l’avertissement, la présence, la barrière, change l’arche du pont en sépulcre, au bord du fleuve.
Joséphine Hopper était légataire de l’œuvre de son mari. Elle lègue ou transmet tout ce qu’elle possède
d’Edward Hopper, toiles, gravures, dessins, esquisses, au musée Whitney. Elle y ajoute son œuvre personnelle. Cette masse embarrassa les responsables. Ils commencèrent par se défaire des aquarelles et des peintures de Joséphine : il n’était pas prévu qu’ils en soient dépositaires. Presque tout a disparu : dispersé, donné, vendu, peut-être détruit ; ou entassé à fond de caves, oublié, jamais exposé. Gail Levin décrit ce naufrage. Le peu qui fut gardé de l’œuvre de Joséphine Livison Hopper le fut parce qu’on l’attribuait à Edward. Ce qui laisse penser que l’œuvre de Joséphine n’était pas médiocre ; qu’elle ne l’est pas. Les reproductions publiées dans sa biographie de Hopper, bien qu’en noir et blanc, retiennent l’attention. N’aurait-il pas été naturel que Hopper aidât Joséphine à devenir meilleur peintre, au lieu de l’écraser, de l’humilier ? Il avait enseigné la peinture, dans sa jeunesse. Il était bon professeur.
10
Paysages
Il y a chez Hopper des paysages qui sont d’un pur paysagiste ; j’entends : un peintre de la nature, de la terre lorsqu’elle n’est ni habitée, ni cultivée ; originelle, intemporelle. Je pense à telles de ces peintures qui auraient fait de lui, s’il avait choisi cette voie, s’y était consacré, non un nouvel impressionniste, américain, ni un autre Cézanne, plutôt un Courbet de la côte Est. En témoignent ces toiles, ou ces aquarelles, qui sont d’un Hopper qui nous est peu familier : Cliffs near Mitla (« Falaises près de Mitla »), une aquarelle, en 1953 ; et d’autres aquarelles : Four dead Trees , 1942 ; California Hills , 1957 ; et même Mountains at Guanajuato , 1953, 1954 ; White River at Royalton , 1937 ; et des huiles… La différence avec le Hopper des peintures urbaines ne tient pas seulement au sujet, ni même à une certaine façon de « cadrer » le paysage, et par ce cadrage et ce point de vue, de le « dramatiser » : elle est dans la manière de peindre : empâtements, rudesse, matière qui mime le mouvement et le corps de la terre, du lieu. À l’opposé de la peinture qui semble s’effacer en même temps qu’elle se pose, se dépose ; une peinture plus attentive à la lumière qu’à toute chose qu’elle éclaire. Quand Hopper est paysagiste comme le furent les impressionnistes, Monet à
Étretat, ou Courbet, c’est alors, entre les années 1916 et 1919, qu’il peint, à Monhegan Island, tumultueuse, puissante, la mer et son écume, son assaut contre les rochers, entre les rocs : Rocky Sea Shore (« Anse rocheuse »), Rocks and Sea (« Rochers et mer »). La peinture elle-même, par
Weitere Kostenlose Bücher