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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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la figure d’une conquête du monde.
    Paysage vertical ; plutôt, signe de verticalité : en haut, le Phare, dressé, toujours neuf, toujours repeint de fraîche date, blanc, comme si à la lumière, jour et nuit, devait s’ajouter sa blancheur. En bas, un ossuaire de bateaux, naufragés du temps, hors service, rongés de rouille, un automne de ferraille. A-t-on jamais vu, imaginé un phare tombé en ruine, désert, déserté, éteint ? tandis que les vieux bateaux, s’ils ont échappé aux tempêtes, aux abysses, croupissent, figures de la mélancolie. Est-ce le tremblement de l’aquarelle ? Ces remorqueurs et ces chalutiers, ces cargos, sur les docks, que Hopper peint en 1924, en 1925, ou entre 1935 et 1938, semblent des bateaux fantômes, des épaves, des châteaux de rouille, des souvenirs d’enfance. Mais ils vivent encore, fonctionnent. Ils
datent peut-être du temps où Hopper voyait leurs semblables sur l’Hudson, faisant la navette entre New York et Nyack ; ils étaient neufs comme l’avenir, leurs chaînes étaient bleu acier ; ils peuvent naviguer encore, rendre service. Ils ne sont pas encore bons pour la casse, les ferrailleurs, la vente de leurs métaux, au poids. J’ai rêvé un peu ces aquarelles. Je les ai regardées dans le demi-sommeil ou la pénombre de la mémoire. Peut-être ainsi les ai-je vues comme il faut les voir, au-delà de l’apparence ? S’il choisit de peindre à l’aquarelle ces rafiots plutôt que dans l’éclat et la fermeté de l’huile, n’est-ce que parce que l’aquarelle est plus rapide ? Elle est sœur de la pluie et des flaques, de l’eau qui porte et berce les barques, les vaisseaux, la panse des remorqueurs. Rêver la peinture autant qu’on la regarde, qu’on l’examine, la laisser se délier dans notre mémoire, s’y mouvoir, s’y modifier, est une façon légitime de voir la peinture. Rêve, rêverie, que la peinture de Hopper favorise, appelle. « Légitime  » ? Quel besoin d’invoquer, en ce domaine, on ne sait quelle loi ?
    Lorsque j’ai commencé à penser aux bateaux de Hopper, à vouloir les évoquer, je les ai vus abandonnés. Était-ce à cause de la très grande solitude où il semble qu’ils gisent, aux confins de la ville, aux confins du port, sous un pan de ciel qui flotte comme la toile d’un décor qu’on démonte, une bâche déchirée ; un ciel qui ne sert à personne, en un lieu qui serait comme un rebut d’espace, une décharge ? Ils sont l’image de l’attente qui n’attend rien. On dirait que la fin du monde vient d’avoir lieu et qu’ils demeurent immobiles sans que rien ait pu altérer leur indifférence. Ils gisent dans l’oubli d’eux-mêmes. Mais d’où me vient, et que Hopper a fait paraître ou ressurgir,
cet attachement à ce lieu de rouille et de bateaux, hors du monde ? D’où viennent, d’où surgissent, d’où remontent, lorsque nous écrivons, certaines images de lieux et d’heures que nous n’avons sans doute pas vécus en réalité, mais dans lesquels nous avons le sentiment de rencontrer enfin celui que nous sommes, en vérité, et que nous ignorons ? Cet enfant malheureux, cet enfant dont le bonheur est ce malheur délicieux, cette solitude. L’écriture, parfois, fait affleurer cette espèce de mémoire. La rêverie sur la peinture peut en être l’occasion. Rêve, la peinture est le germe d’autres rêves. Il faut oser préférer nos songeries à l’idolâtrie des choses peintes, à la naïve ambition de l’objectivité, du savoir. Écrire, comme rêver, certaines nuits, fait sourdre l’intime. Il faut oser écrire comme on rêve.
    La plupart du temps, chez Hopper, la ville est vue comme à mi-hauteur : par la fenêtre d’un bureau, où, assis, à sa table, face à la clarté du jour, un homme, un employé, travaille, écrit, tient en main des feuilles, des factures, du courrier. Mais quel travail peut accomplir cet homme, sans machine à écrire auprès de lui, sans téléphone ? On dirait que sa seule fonction est d’observer et de surveiller la ville comme un contrôleur aérien demeure attentif aux pistes, aux décollages, aux atterrissages, aux trajectoires des avions ; ou un aiguilleur des voies de chemin de fer au trafic des trains. À sa gauche, un grand mur blanc. Devant lui, le haut d’un immeuble, son toit et ses cheminées, les fenêtres comme les yeux de quelqu’un qui regarde par-dessus un mur et ne veut pas être vu. Échappe à son regard, dans la

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