Edward Hopper, le dissident
position qui est la sienne, un morceau d’architecture plus complexe : cylindre comme celui d’un silo, fenêtres dont le haut est courbe, pan de mur chantourné comme un bois de lit. Un mélange
d’architecture moderne, géométrique, et de formes anciennes.
Si cet homme est un peu historien, il sait que ce qu’il a devant lui, et qui semble immobile, une immobilité où seule se déplace et tourne la lumière du soleil, est mû par un mouvement lent, qu’il se représente, de même qu’au cinéma on voit une plante en accéléré jaillir et s’affaisser comme un jet d’eau. Cet homme regarde l’espace de la ville et son architecture. Peut-être a-t-il rêvé dans sa jeunesse de devenir architecte ? Lui-même, vu par la grande fenêtre rectangulaire, horizontale, ménagée dans la façade, a l’air de faire partie d’un tableau, vu de biais ; mais la fenêtre qui encadre devant lui le paysage et le ciel est un tableau dans ce tableau ; si bien qu’on ne saurait dire aisément quels sont les bords et les limites de l’un et de l’autre ; et la façade, à gauche, est un écran, une toile blanche dans l’atelier d’un peintre. Ou bien encore : devant le paysage, face à la vitre, seul, cet homme ressemble au pilote d’un navire qui entre au port, au régisseur des lumières dans un théâtre, à un projectionniste dans sa cabine.
Le tableau de Hopper s’intitule Office in a Small City (« Bureau dans une petite ville ») et date de 1953. C’est une assez grande toile. Rien n’indique, sauf le titre, que la ville regardée par l’employé est petite. Le bleu du ciel est un pur bonheur, géométrique. Le bureau est sur toute sa surface éclairé par le soleil de cette belle journée. Il se pourrait que ce soit un dimanche, un jour férié, et que l’employé de bureau, seul dans tout l’immeuble, le gardien mis à part, soit venu s’asseoir à sa place quotidienne, pour n’y rien faire, il n’est tenu à rien, la secrétaire est absente, le chef aussi, mais pour s’y asseoir de même qu’on
s’assied dans un jardin, un parc, sous un arbre, pour regarder le monde tranquille, désœuvré. Il est devant le paysage qu’il voit tous les jours et le regarde. Il éprouve un étrange plaisir, enfantin, de se sentir absent et présent. Il est dans son lieu de travail comme un visiteur, un fantôme. Oui, c’est cela : il est comme s’il était mort, et cependant il est vivant. Il voit le monde continuer à vivre comme il fera quand lui l’aura quitté. Et c’est le monde qui lui semble mort, dans la splendeur indifférente du soleil.
La ville, Hopper la voyait du haut de son immeuble, par la fenêtre, ayant vue sur les toits, la houle immobile et figée des toits, avec ces cheminées comme autant de mâts ou de cheminées de bateaux. Il aimait, comme un enfant, contempler cet horizon de toitures, sous le ciel. Il aimait naviguer ainsi, comme accoudé à la rambarde d’un balcon, mains posées sur l’appui d’une fenêtre. Un rideau qui s’écarte était une voile. Une fenêtre et son rideau sont une toile encadrée.
Ou bien : il voyait la ville, il voyait New York par les vitres du métro aérien. Souvent ce train volant, urbain, capture au passage, le temps d’un clin d’œil, une femme nue, une femme à son ménage, au saut du lit, ne se souciant guère de ces regards lointains, furtifs, fugaces comme l’éclair, ou bien, qui sait, prenant plaisir à confier un moment de sa peau, un pli, un creux de son corps, à un voleur d’intimité, qui est comme s’il n’était pas, qui n’est personne. Apercevoir ainsi dans sa chambre une femme, une jeune fille, c’est parfois éprouver quelque chose du sentiment qu’évoque Baudelaire dans le poème « Une passante » ; mais celui que la vision de la femme
bouleverse est ici le passant, immobile, emporté par le mouvement d’une machine.
Entrer dans une ville en train lui faisait éprouver et désirer exprimer un sentiment de curiosité, d’impatience, d’inquiétude. Une peinture de 1946, Approaching a City (« Entrée en ville »), malgré sa tonalité claire, peut traduire une angoisse. En bas, surplombés par un mur lisse, des rails vont vers un tunnel ; au-dessus de la voie ferrée, des blocs d’habitation, des façades, l’ouverture suggérée d’une rue, la ville. N’est-ce pas étrange de pénétrer dans une ville, dans Babylone, dans Babel, par un souterrain, une cave ? La bouche urbaine,
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