Edward Hopper, le dissident
des « intentions psychologiques » dans ses tableaux, pourrait être un autoportrait : Solitude . C’est une maison, seule, isolée, sur le côté droit d’une route qui s’en va vers l’horizon. Elle est bâtie en lisière de forêt. Trois arbres, et même quatre, poussent tout près d’elle. Le plus proche étend une branche, un bras, comme pour crever une fenêtre, reconquérir la terre défrichée, occupée, humanisée. On dirait déserte l’habitation, et la route abandonnée. Aucun sentier, aucune trace de pas, aucun passage dans l’herbe, clairière, qui entoure la maison : pas même celui d’un animal ; comme si les bêtes, craintives, méfiantes, se tenaient à l’écart. Dans une esquisse, la maison n’était pas ainsi cernée et menacée par l’avancée des arbres. Bientôt le blanc des façades s’écaillera, deviendra gris, ne sera plus que bois qui va se disjoindre. La mort est la parfaite solitude. Cette blancheur des murs, peut-être n’est-elle si vive que parce qu’un orage est sur le point de ravager et de noircir le ciel, d’en faucher l’étendue. Certainement Hopper, si attentif aux lumières, si « paysagiste » en cela, aimait ces instants où la lumière du jour est sur le point de basculer. Lumière d’outre-monde.
Le spectateur, le peintre, est de plain-pied avec les arbres, la maison, la route. Souvent le point de vue choisi par Hopper est plus bas que la figure, ou au-dessus d’elle. Cela donne au paysage son animation, sa dramaturgie. Il est bon qu’un élément bâti se dresse ou que notre regard le surplombe : ce qui est par nature immobile témoigne ainsi de la présence de celui qui est
venu, s’arrête, reprend son chemin. Lorsque nous parlons du paysage en peinture, nous sommes enclins à ne voir que ce que la toile ou l’aquarelle, le dessin, nous propose : une vue. Nous oublions le regard, plus important que le paysage ; sans quoi il n’est pas.
Hopper n’est pas le peintre des grands espaces de l’Amérique, du désert, de Yellow Stone, des canyons. Aucune image de western. Il détestait l’avion et sans doute ne l’a pris qu’une fois, par nécessité. Peur de la chute, de la catastrophe, du crash , peur d’éprouver, dans la carlingue, comme un vertige ? Rares, dans son œuvre, les vues à vol d’oiseau.
L’entrée en ville par le train lui donnait de l’angoisse, ou, du moins, de la crainte (il a dit vouloir exprimer dans sa peinture les sentiments que chacun éprouve en entrant dans une ville, en train). Il préférait certainement y venir en bateau, longeant les quais, les façades, les immeubles : quelques peintures permettent de le penser. Quand il était élève à New York, et qu’il allait sur l’Hudson de New York à Nyack, de Nyack à New York, ce spectacle, ce lent et doux déplacement, lui étaient un bonheur. Il aurait aimé Venise, Bruges, qu’il n’a sans doute pas visitée lorsqu’il est allé en Belgique. Il a dû aimer Amsterdam, Haarlem. Certaines de ses peintures, de ses aquarelles qui nous touchent le plus, représentent de ces lieux déshérités, mélancoliques, en bordure de fleuve, dans la solitude d’un canal, et qui ont moins l’aspect de chantiers que d’un échouage, d’un cimetière de bateaux. Les coques des chalutiers ont l’air d’attendre la rouille qui achèvera de les changer en épaves. Loin du centre des villes portuaires, loin du fleuve, ces embarcations qui semblent n’être plus déjà que des charpentes, des carcasses, sont autant de
natures mortes . L’immobilité, et le reflet du ciel, les pluies, le vent, sont leur élément comme le furent la mer, le vent, le fleuve. Le peintre les voit s’écailler et se défaire.
Pourquoi, parvenus loin de la ville et des quais actifs du port, resterions-nous, s’il se pouvait, jusqu’au soir, jusqu’à la nuit, devant des navires démembrés, désarmés ? dans une espèce de communion de notre cœur avec la rouille. Non moins que les maisons, ils sont l’image de nous-même, l’image de la traversée que fut notre vie ou qu’elle sera. Les voici échoués, comme nous pouvons l’être. Nous regardons la gloire du soleil, couleur de rouille, sur leurs cadavres que le sel, avant la rouille, avant l’eau douce des pluies littorales, a rongé. Les barques au rebut sont un naufrage qui laisserait des ruines. L’enfance y joue parmi des treuils et des créneaux, des dunettes, des planches, de la ferraille, les débris de ce qui fut
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