Edward Hopper, le dissident
ferroviaire, s’ouvre comme un four, un égout, un sépulcre. On dirait que le train doit rentrer les épaules pour se glisser, ramper, à l’aveugle, ver aveugle, vers un quai où tombe par les verrières et leur poussière, leur suie, une lumière louche, avare, grise, mais d’un gris sale, pauvre. On sortira du train comme d’un cercueil, jambes endolories, moulu d’être resté si longtemps immobile. À quelques tours de roues, il y avait encore des façades provinciales, colorées, et même gaies. Et aussitôt, les touchant, les immeubles mécaniques et blafards, la Ville ! Façades percées mécaniquement de fenêtres comme de meurtrières. Fenêtres sans regards, sans vie. Falaises inhumaines et pourtant habitées. Est-ce vivre que vivre ainsi ? Insectes dans une termitière, ou, si l’on préfère, abeilles dans une ruche ; plutôt, fourmis. Inhumaine humanité. L’arche à l’entrée du tunnel est pâle et froide comme les façades et les immeubles qui longent et dominent la voie comme une forteresse. Un fracas d’aiguillage, un tremblement vous secoue et vous brutalise comme un
paquet, une marchandise, un colis. Vous êtes livré à destination.
Entrer dans New York en bateau par l’Hudson, flotter, côtoyer d’autres bateaux, voir lentement des gens qui vivent sur les quais, à leur fenêtre – et l’on pourrait leur faire un signe, les héler, comme d’une barque à l’autre –, a quelque chose de maternel. Comment a-t-il vécu ses retours de France quand le paquebot approchait de Manhattan et de la statue de la Liberté ?
Hopper aime New York. Il aime s’y promener. « Ce que je tire de New York, a-t-il dit, c’est New York. » Avec ses longues jambes, il devait être bon marcheur. Sa haute taille portait son regard au-dessus des têtes. Il baladait son chapeau avec nonchalance, désinvolture, l’œil vif, l’esprit aigu. Joséphine, sans doute, avait quelque peine à le suivre. Il devait y prendre un malin plaisir. Mais ce promeneur est un peintre. Comme Henry Miller raconte, dans l’un ou l’autre de ses Tropiques , je crois, que tout en gagnant péniblement sa vie, durement, à New York, serveur dans un restaurant, par exemple, ou vendeur de billets de loterie, distributeur de tracts publicitaires, il écrivait mentalement des pages et des pages, un chapitre tout entier, peut-être même les corrigeant au fur et à mesure jusqu’à leur donner une forme définitive, apprenant ainsi son métier d’écrivain, Hopper se promène et regarde en peintre, oisif, actif. En peintre, c’est-à-dire, pour lui, non seulement en homme qui a le sens des formes et des couleurs, du format d’une toile future, mais qui voit et conçoit en photographe, en cinéaste, en metteur en scène ; sachant d’instinct et par le travail, par l’apprentissage perpétuel, l’exercice, que l’angle de vue sous lequel apparaît la chose peinte
n’importe pas moins que la surface, le jeu des surfaces et des plans, sur la toile ; et qu’il détermine la composition, chose déterminante en peinture, capitale aussi pour l’esprit dans lequel se trouvera celui qui contemplera la peinture.
Il regarde en peintre nourri de Vermeer et de Degas : celui qui se place face à une ville dont le sépare un plan d’eau, un plan de ciel reflété ; celui qui voit une scène du belvédère d’une loge. Il invente. Il invente son regard.
Souvent, un coin de rue, qui n’est pas un coin, un angle : une étrave qui serait presque une poupe. Pourquoi ce point de vue ? Parce qu’en ce point les directions convergent et divergent. Ce qui s’offre et s’ouvre au regard est double. Et cette conjonction permet l’opposition, l’antithèse d’un espace vide, désert, et d’un espace, sinon peuplé, du moins occupé, animé par quelques personnes, voire une seule. Le contraste, encore, entre une zone obscure et une zone éclairée. Le « coin » implique l’angle ; et l’oblique. Beaucoup de toiles de Hopper sont construites sur l’obliquité, la diagonale. Et ce thème du coin de rue apparaît très tôt dans son œuvre : dans Corner Saloon , par exemple ; mais dans cette peinture de 1913, « parisienne », encore, même « impressionniste », il ne s’agit guère que d’anecdote, de pittoresque, d’une facilité pour donner un peu de vie à la représentation d’un morceau de ville. Cependant, par ce thème, Hopper est allé de la banalité à l’invention : une invention qui n’est
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