Edward Hopper, le dissident
pas seulement d’ordre pictural mais touche au sentiment qu’il a du monde.
Coin de rue : angle de vue. Lieu mythique, allégorie: chemin de gauche, chemin de droite. Choisir l’un plutôt que l’autre, sans raison, peut changer votre
vie. Lieu augural : cette proue, cette ligne, ce profil, un visage, est comme la pointe d’un vol d’oiseaux sauvages, en route vers le midi, vers le nord. Mais représenter obliquement une portion d’immeuble peut s’allier, sur la toile, au parti de représenter telle ou telle portion du visible comme si elle était un tableau, parfois vu de biais : tableau dans le tableau ; ce qui est une façon très ancienne de composer une peinture, et de mettre en scène la peinture elle-même, l’art de peindre ; de concilier le face à face du tableau et de celui qui le regarde avec les perspectives qui nous sont familières (l’anamorphose trouble ce pacte en jouant sur le déplacement du spectateur et de son regard par rapport au plan du tableau et du mur où il est placé). Et, chez Hopper, se mêlent ainsi un sentiment de réel et un sentiment d’irréel, d’irréalité.
Cependant, il va de soi que l’obliquité, la diagonale donne à la composition, aux figures, à la scène, un mouvement, une animation, qu’elles ne recevraient pas de l’angle droit, statique ; l’oblique s’oppose à l’angle de la toile ; certaines peintures de Mondrian jouent et sont construites là-dessus. Et l’on cite souvent ce propos de Rothko : « Je déteste les obliques, mais j’aime les obliques de Hopper. Ce sont les seules obliques que j’aime » (« I hate diagonals, but I like Hopper’s diagonals. They’re the only diagonals I like »). Et l’obliquité, chez Hopper, peut n’être qu’une très légère déclivité, comme les rails d’ American Landscape ; elle suffit à suggérer que cette ligne droite, et presque parallèle au bord de la gravure, est une voie, lieu d’un mouvement. De même dans House by the Rail Road . Cette obliquité, cette pente, joue le rôle d’une perspective.
À tout cela s’ajoutent l’art et le thème de la transparence, grâce aux baies, aux fenêtres, au verre de la vitre, du vitrage. Ce ne sont pas seulement deux rues que nous voyons ensemble, au carrefour, à l’endroit du coin de rue, mais, souvent, à travers la fenêtre ou la vitrine d’un immeuble, d’une boutique, d’un bureau dont l’intérieur est exposé au public, l’autre partie du bâtiment, ou, du moins, son ouverture sur la rue qui la borde, et qui vient vers nous, formant l’angle devant lequel nous sommes postés. Cet effet d’aquarium, de bocal, est extraordinaire. Dedans et dehors, public et privé n’apparaissent plus séparés. Ils sont séparés, le clos et l’ouvert sont distincts, cependant le regard les unit, avec la liberté du rêve ; mais sans altérer le sentiment, l’impression de vraisemblable. Les personnes qui sont au travail, à l’intérieur de la boutique ou du bureau, sont visibles, et elles peuvent voir qui les regarde, les observe, mais on dirait qu’elles ne se savent pas vues, regardées ; comme si la matière de la vitre, presque immatérielle, et le silence, l’étanchéité qui sépare le bruit de la rue et cet autre bruit, intime, intérieur, du bureau, du commerce, les rendaient invisibles, étrangères au passant. Hopper avait évidemment conscience de l’effet produit par cette représentation « simultanée » de deux espaces hétérogènes, contradictoires.
Le meilleur exemple de ce que j’essaie d’évoquer, je le vois dans New York Office (« Bureau à New York », 1962). Derrière un comptoir qui pourrait être celui d’une banque, sur lequel un téléphone noir est posé sur un tapis rouge, une femme blonde aux bras nus, aux épaules nues, tient un papier rectangulaire et blanc, une enveloppe fermée, une lettre sans doute. Elle en regarde, semble-t-il, l’adresse.
Qu’attend-elle pour la décacheter, la lire ? ou bien pour la ranger, la classer ; la remettre à qui de droit ; peut-être en prendra-t-elle connaissance plus tard, à l’abri du regard des autres. Serait-ce une lettre personnelle, dont elle reconnaît l’écriture, adressée indiscrètement, maladroitement, au bureau où elle est employée ? Que vont penser, si elles s’en avisent, les deux autres personnes, un homme, une femme, qu’on aperçoit dans l’ombre du bureau ? Au plafond, trois gros globes éclairent la pièce,
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