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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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dont le mur du fond est sombre, obscur, sévère, mais la lumière qui baigne la jeune blonde vient d’une grande baie bleue, donnant sur la rue perpendiculaire à celle où le passant, le peintre, regarde la vitrine du bureau ; à moins que cette étendue bleue soit une cloison, un mur peint d’un bleu clair et soutenu ? À gauche, déserte, la rue et la façade de « l’autre côté » : sombre ; et cette partie du tableau est en soi-même un tableau. Mais comment se fait-il qu’un écran bleu, dans le bureau, soit à ce point lumineux ? Lumière, ou peinture, couleur, on ne sait. Un bloc de pierre blanche sépare en deux parties égales les deux lieux du tableau. Tout semble reposer sur l’énigme de la lettre, une seule lettre, non un courrier administratif, et cette lettre est au centre de la scène.
    Cette lettre a fait penser à Vermeer. Mais un téléphone est tout près de la jeune femme. L’étonnant est que cette employée, qui pourrait être une actrice, une star, soit exposée ainsi, dans une espèce de vitrine, aux yeux de tous, comme une marchandise, un mannequin de boutique de mode, et ne semble pas s’en soucier. Comme si la vitre, en la protégeant du bruit de la rue, la protégeait des regards ; comme si le silence de la peinture, par laquelle son image est visible, cachait sa
vie intime, la cachait elle-même : elle n’est plus qu’une apparence ; de même qu’une employée, un employé, dans le temps de sa fonction, n’est plus la personne qu’elle est pour soi, mais, pour les clients, les usagers, les passants, une fonction, la fonction qu’elle remplit ; un rôle. Peut-être cette façon de livrer au spectateur, au passant, le spectacle du travail de l’entreprise, fait-elle partie de la stratégie commerciale de cette entreprise ; prévue, ménagée par l’architecte, par l’architecture. La transparence évidente, matérielle, réelle, serait le signe d’une transparence affichée par l’officine : le public serait ainsi comme introduit, du dehors et de la rue, à l’intérieur ; de l’extérieur, déjà, il se sentirait chez lui. Rendre public, d’emblée, immédiatement, insidieusement, et comme naturellement, un espace privé qui accueille le public : publicité .
    La jeune femme exhibe, dans l’espace d’un bureau, offert à tous, à même la rue et le trottoir, un pli qui porte le signe de l’intimité, du secret. Son visage ? Plutôt fermé, plutôt hostile. Bras nus d’amoureuse et froideur administrative. Elle accomplit le travail qui est le sien, dans sa fonction, et, en même temps, sert d’appât, anime la vitrine, l’étalage. Séductrice.
    On prête souvent à Hopper, quand il représente des jeunes femmes chez elles, vues à travers une fenêtre, une intention de « voyeurisme ». Et l’on admire sa façon de conjuguer sur une même toile une vue du dehors et une vue intérieure, un ici et un au-loin, un là-bas : par le jeu de la transparence. Dans le cas de New York Office , ce « voyeurisme » ne renverrait pas une perversité d’ordre sexuel ; et l’effacement des limites entre les lieux ne serait pas seulement habileté de peintre, art de composer. Ce que met en scène Hopper serait plutôt de l’ordre de la « chosification »,
de l’« aliénation » : la société, cette machine, cette industrie, réduit toute personne non seulement à être une sorte d’outil, de rouage, mais à n’être que son apparence, une image. Parfaite prostitution. Dépossession de l’être humain jusqu’à son être même. Le capitalisme n’exploite pas seulement la force de travail des travailleurs, il tire parti, s’il le peut, de leur image. Il les met en scène comme il met en scène « la marchandise » ; par quoi le travailleur est exploité comme consommateur ; deux fois possédé. « Société de consommation », « société du spectacle » : ces thèmes, apparus dans la continuité du marxisme « classique », nous sont devenus familiers en mai 1968. Mais je n’ai pas souvenir qu’on ait alors évoqué Hopper comme on se référait à Marcuse.
     
    On parle volontiers de l’élément, l’un des quatre éléments, qui serait l’ascendant et le « signe » d’un peintre. Il en existerait un cinquième : le verre ; qui tient de la terre par sa dureté, de l’air et de l’eau par sa transparence, du feu parfois par ses reflets et toujours par sa lumière, instance majeure de la peinture, patrie du

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