Edward Hopper, le dissident
des chercheurs d’or et des petites maisons dans la prairie. Les États-Unis furent découpés en tranches rectilignes comme l’Afrique par l’Europe, les colonisateurs. Ce fut la naissance d’une nation. Pour le drapeau, pour la bannière, on inventa les bandes horizontales et le semis d’étoiles, terre et ciel. On inventa le dollar et l’hymne. L’étoile du shérif et le serment sur la Bible. La justice expéditive : corde et potence ; une corde que parfois la balle d’un pistolet coupe juste avant l’instant fatal, la trappe qui bascule. Par le cinéma, les westerns, les illustrés lus dans l’enfance en attendant notre tour chez le coiffeur, nous connaissons mieux l’histoire de cette nation que celle de nos provinces, de la Vendée. Nous étions, dans les terrains vagues, tantôt les Indiens, tantôt les cow-boys. On s’était fabriqué des revolvers en bois. Et nous disions, lisant l’anglais de nos journaux d’enfants, sans l’entendre : covboi .
Les routes, et puis le chemin de fer : autre épopée. Puis, à nouveau, le règne des routes, analogue à celui des voies ferrées ; grâce au pétrole, à l’essence. Ce double moyen de parcourir l’Amérique, ce parallèle et cette concurrence, Hopper les a en quelque sorte « illustrés » en 1922 dans une peinture intitulée Figures in Automobile Racing Alongside Freightcar (« Personnages dans une automobile luttant de vitesse avec un wagon de marchandises »). Dans la voiture, décapotable, décapotée pour qu’ils sentent bien le vent leur fouetter le visage et qu’il leur fasse sentir la
vitesse, deux hommes, portant casquette, et derrière eux, en chapeau, assise au milieu de la banquette, une jeune femme, apeurée, impuissante à modérer ces deux mâles. Celui qui tient le volant, et qui porte une casquette de sportsman, ressemble à Hopper ; la casquette, un peu russe, du passager pourrait être celle du chauffeur, qui aurait laissé le volant à son jeune patron, non sans inquiétude. Le jeune homme est tout à son bolide, à la compétition. Les phares de la voiture et le fanal de queue du train sont allumés. Le ciel est presque aussi noir qu’une vague colline à l’arrière-plan. Quelle folie que de rouler ainsi, à tombeau ouvert, dans la nuit ! Cela fait partie du plaisir. On joue avec la mort.
Au premier plan, une masse vaporeuse, indistincte, une flaque d’eau soulevée, une fumée du moteur, de la poussière chassée par les roues, ondule. Tout le bas du tableau, obliquement, est occupé par le corps de l’automobile, tandis que le wagon est fait de planches et de bois : horizontales. Les manchettes et le col des automobilistes sont d’un blanc très pictural qui répond à l’éclat des phares et de la lanterne. On ne saurait dire d’où vient la lumière qui permet de voir distinctement le trio. Derrière le wagon, un morceau de la voie ferrée ; en surplomb, dominant l’auto, l’ouverture béante du wagon, du plancher au toit, est noire. Dans ce cadre obscur, une femme, debout, main sur la poitrine, inquiète, regarde l’automobile, proche à frôler le train. On dirait qu’elle cherche à dissuader le jeune fou d’enfoncer de toutes ses forces l’accélérateur. On dirait qu’elle crie à travers le vacarme.
Rien, sinon l’attitude et l’expression de Hopper au volant, ne peut indiquer que la voiture cherche à dépasser le train : l’image les immobilise. Est-ce pour
cette raison que le titre est si explicite et si long ? Cela ressemble à ces décors de photographe où deux copains posent la tête à la place prévue pour celle d’aviateurs, et l’avion est un paravent. Le peintre a-t-il voulu figurer l’une des plus anciennes contradictions de la peinture : montrer le mouvement des gens et des choses, la vitesse, par le moyen de l’image, immobile ? Mis à part le théâtre d’ombres, ce paradoxe n’a pris fin qu’avec le cinématographe. Et cette peinture de Hopper est le moment d’un film.
Elle ressemble à une illustration de magazine, sinon à une publicité d’automobile. Que veut-elle dire, au juste ? Deux hommes effraient deux femmes, et jouent leur rôle viril. Pourquoi l’une des femmes, celle du train, est-elle asiatique, chinoise ? Pourquoi se tient-elle seule, debout, en tenue de ville, de soirée, dans un wagon de marchandises ? Seule : non ; derrière elle, dans l’ombre, on devine un homme, un Asiatique. Hopper a-t-il voulu mettre en scène la lutte
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