Edward Hopper, le dissident
demain qu’on allumera le feu, si jamais quelqu’un le rallume. La peinture date de 1945. Mais pourquoi ce titre ? « La ville » ? Vraiment, sommes-nous en ville ? Pourquoi ce titre passe-partout ? Dans August , devons-nous entendre « auguste », et non pas « août » ?
Il se pourrait que Hopper ait voulu se moquer d’un vieil original imaginaire. Il se peut qu’il se moque de lui-même, ou de l’idée qu’on se fait de lui, chez les « modernistes » : ce temple voué à la conservation vaine et pieuse des choses de jadis n’est-il pas analogue à son œuvre de peintre ? Il tient encore, contre tous les tachismes, les giclures, les aspersions, les géométries et les délires, à ce que la peinture soit figurative et s’inscrive dans la tradition des maîtres. En rie qui voudra. Bientôt, on dira que la peinture figurative a fait son temps, qu’elle est morte. On dira que la peinture de chevalet, la peinture, est morte. Hopper a bâti sa maison, son œuvre, à l’écart de ces comédies. Il est certain, et il le dit, que les « modernes » passeront, et que la peinture véritable reprendra sa place. Le
peintre ne pourra pas se priver toujours de représenter le monde, la vie.
Vue, sans doute, d’une courbe d’un métro aérien : une demi-rotonde, un bow-window. On y aperçoit, en partie, une femme penchée. Sa croupe s’inscrit dans l’arrondi ou l’ovale de la loggia. Une fenêtre est ouverte où flotte un rideau qu’on pourrait croire poussé au-dehors par un vent venu de la pièce.
Baudelaire eut cet amour de la ville, de la fenêtre. Il connut ce plaisir de solitaire : regarder par les fenêtres, qu’on se tienne à leur hauteur ou au pied des maisons, regarder la vie des autres, et, surtout, l’imaginer, la rêver. « Par-delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant. » On est comme un revenant chez les vivants, un fantôme. On feuillette la ville, les appartements, comme un livre, une bibliothèque. Ces gens, qui vivent, dont nous ne connaissons que l’apparence, un moment de l’existence ; et le reste nous est caché, inconnu, ne fût-ce que lorsqu’ils passent d’une pièce à l’autre, éteignent soudain la lumière ; ces gens sont comme s’ils étaient morts, comme s’ils n’étaient, mais en couleurs, que leurs ombres habitant des maisons qui ne sont plus tout à fait les leurs, sinon comme il en va dans notre mémoire, nos souvenirs.
Mais celui qui regarde ce théâtre, ce spectateur, ce passant, n’est-il pas gagné par le sentiment de n’être guère qu’une ombre, comme celle de cet arbre sur le pavé, dans la pluie, le noir qui s’étend ? Qui le verrait,
de derrière un rideau, une tenture, à travers une persienne, dans l’un de ces appartements, de ces logis, ne le verrait qu’à peine, ne le verrait pas. Il ne serait à ces yeux à l’affût, ou distraits, qu’une ombre qui se hâte et qui va disparaître. Mais celui qui regarde le théâtre aux cent fenêtres, encore éclairées, qui soudain ne sont plus que nuit, ce passant solitaire est une ombre qui voit, qui rêve. Il goûte l’étrange bonheur, l’étrange plaisir d’être comme n’étant pas. Il apprend à connaître le sentiment d’être une clarté entre deux néants, au sein du néant. Il est un spectre. Voir dans sa retraite et sa vie intime la foule émiettée de la ville comme une image, un théâtre d’ombres, une fable incohérente, lui a donné de savoir sa propre évanescence.
Si ce passant est peintre, si la peinture est le plus vif de sa vie, il donnera à cette évanescence du réel, par sa peinture, l’apparence de la permanence et de la solidité. Et nous, que sa peinture fascine, nous sommes devant ses tableaux, qui sont d’autres fenêtres, comme le passant qu’il fut, souvent, devant l’image de la vie des autres. Imaginons. Imaginons que par quelque accident inimaginable, la terre soit soudain déserte, qu’il n’y ait plus aucun regard d’aucune sorte, aucun regard humain. L’homme a disparu. Mais tout demeure intact. Un visiteur, venu on ne sait comment, d’on ne sait quel monde d’au-delà des mondes, accoste sur la Terre, la visite, île
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