Edward Hopper, le dissident
de poupée, une collection de maisons de poupée.
Une autre fois, dans ses promenades, presque en dehors de la ville, Hopper s’est trouvé devant une étrange maison, vide, à l’orée d’un bois, mais séparée des arbres par une route, brune. Ou bien l’a-t-il imaginée, rêvée ? Ceci et cela, certainement, comme toujours. La partie visible de la maison est arrondie et repose sur une espèce de socle circulaire, un soubassement. À droite, coupée par le bord de la toile, une porte en bois, d’aspect gothique, surmontée d’ornements d’allure médiévale et même héraldique. Si toute maison peut être un portrait de celui qui l’habite, celui qui vit ici doit être un Citizen Kane, en beaucoup plus modeste. C’est un vieil original, diraient ses voisins, s’il en avait. Il vit en Amérique, mais il n’est de son siècle qu’autant qu’il le faut. C’est pourquoi il réside à l’écart, dans cette villa dont il fut sans doute l’architecte. La route est venue plus tard, certainement ; il n’a pu s’y opposer. Sa maison est un musée. Il est si fier de ses trésors qu’il les laisse voir, sans les protéger, à travers les trois hautes fenêtres de l’arrondi ; et dont l’embrasure est exaltée par le jaune, l’or des rideaux, des tentures.
Devant ce désir d’exposer, d’exhiber ce qu’on a de plus précieux, de plus intime, au risque, presque sans effraction, qu’un voleur vous en dépouille, on pense au personnage de Crommelynck, dans sa pièce Le Cocu magnifique . Mais une maison ainsi ouverte à tout vent, livrée au premier venu, ne se voit qu’en rêve. Ou bien c’est la demeure d’un fou, d’un pervers. Peut-être le propriétaire se tient-il à l’affût dans le bois, jouissant de celui qui s’arrêtera devant chez lui, s’étonnera, admirera ; jouissant même d’un voleur qui, le cœur battant, se croyant en danger d’être surpris, franchit l’appui de fenêtre, et dans un sac, qu’il a
heureusement sur lui, entasse autant qu’il peut de bibelots, d’argenterie. Ainsi le flot emportera la collection vers d’autres cheminées, d’autres armoires, d’autres salons. Hermès, dieu des voleurs, des chemins, des échanges, Hermès héraclitéen, aura bien fait son travail. Posséder et se déposséder est apprendre à mourir, à passer. Ce propriétaire se mortifie. Il jouit d’être le voyeur du voleur qui le dépouille. Plus précieux que tout trésor, l’horrible délice de le perdre, de s’anéantir ! Ce piège, tendu au malfaiteur, à sa complicité, au rôdeur, faute de pouvoir se voler soi-même. Comme qui suspendrait et braquerait sur soi un fusil chargé, liant d’un fil le bouton de la porte et la détente, assis dans un fauteuil, face à la porte, endormi peut-être, attendant qu’un visiteur, n’obtenant pas de réponse, inquiet, peut-être, pousse la porte, et le tue, innocemment. Suicidaire, farceur, amateur de loterie.
La maison ne semble habitée que par une statue de femme, sans doute un bronze, un antique de facture moderne, devant l’une des fenêtres, celle du milieu ; un bronze doré ou que le soleil bronze d’un vieil or ; à cette même heure, presque chaque jour. Elle est posée sur une table ronde revêtue d’un tapis rouge, et ce meuble, avec cette statue, et ce qui paraît près d’elle, dans la lumière de la fenêtre, une mappemonde, en tout cas une boule, ce meuble, qui n’est peut-être pas un guéridon mais une longue table de salle à manger, évoque vaguement un intérieur de Vermeer. La femme, debout, porte ses mains au visage, se tord les mains. Niobé ? Lucrèce ? Femme de Loth au sortir de Sodome ? Ariane abandonnée ? Si ses yeux de pierre ou de bronze voyaient, qui sont peut-être des agates, qu’aurait-elle vu de terrible, d’épouvantable, dans le
bosquet qui lui fait face, avant-garde d’une armée d’arbres vouée à tout anéantir, tout reprendre, dans sa marche en avant, comme un peuple de racines et de branches a disloqué Angkor ? Mais cette épouvante d’une statue, d’un bibelot, est comique, théâtrale.
Par l’autre fenêtre, derrière elle, on aperçoit, comme répondant aux chichis moyenâgeux de la porte, de la noble et modeste porte, de l’entrée du donjon, une cheminée de marbre, avec pendule, falbalas sur la pendule, coquille, chenets. La lumière y joue comme sur de la neige. Le tableau s’intitule August in the City (« Août dans la ville ») : ce n’est pas
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