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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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entre le commerce et le sport, l’art, dont la conduite de l’automobile, pur jeu, serait le symbole ? Est-ce un autoportrait? Cet homme jeune, ardent, farouche, qui s’apprête à dépasser le convoi de marchandises (mais le wagon semble vide) serait ce jeune peintre qui bientôt renoncera au travail alimentaire, servile, grossier, de l’illustration et de la réclame, de l’affiche, pour n’être plus rien d’autre qu’un peintre. Ses concurrents, tous ses concurrents, ses confrères, il les dépassera. Les deux gros yeux de l’auto, ses phares, trouent la nuit.
    Aucune place pour les Indiens dans la peinture de Hopper. Ni, cela est plus étonnant, pour les Noirs. Il y a bien une aquarelle qui représente une maison assez pauvre : Negro Cabin , 1929 : on voit, à peine, assise
sur le seuil de la porte, une femme noire ; et il a fait un portrait, au crayon, d’une jeune femme noire ; peut-être dessiné quelques gamins noirs du temps qu’il était illustrateur : cela ne compte pas. Ce qui m’étonne aussi, c’est que je n’ai vu personne, dans tous les articles que j’ai lus, s’étonner de cette absence, s’interroger.
    Pas de Noirs dans l’œuvre de Hopper ; et pas d’enfants ; je ne revois que deux petites filles, l’une est accroupie, au pied d’un immeuble isolé, jouant ; sans doute pour donner l’échelle, exprimer une solitude de terrain vague ; c’est là une gravure, postérieure à 1914 : The Lonely House (« La Maison solitaire »), dont le sujet principal semble de mettre en scène les deux faces, perpendiculaires, d’un immeuble : l’une éclairée, l’autre dans l’ombre. Le noir et blanc de la gravure ajoute à la mélancolie de l’image. Un immeuble solitaire se dressait auprès de sa maison natale. Les deux enfants pourraient être Edward et Marion, enfants sur une île déserte, au milieu de l’herbe sauvage, sous le grand ciel, seuls au monde, frère et sœur, orphelins.
    L’Amérique de Hopper est blanche et adulte. C’est l’Amérique de Hopper, ce n’est pas celle de l’historien. Ce serait plutôt l’Amérique de Kafka, imaginaire, que celle de Dos Passos ou de Steinbeck. Un mythe sous l’apparence de la photographie, du reportage. Une Amérique juste assez peuplée de quelques figures, quelques personnages, pour qu’en sa profondeur elle apparaisse déserte, inhumaine. L’Amérique de Hopper est un mythe, comme celle de John Ford ou de Chaplin.
    Il a peint et gravé, dessiné, des rails et des gares, des voies ferrées, des quais, des passages à niveau, des maisons bâties au bord des rails comme jadis elles
longeaient la rivière ou le fleuve, le ruisseau, le canal, s’y reflétant parfois. Il a peint des trains comme, au bas d’un talus, d’un remblai, le piéton, le paysagiste les voit passer à toute allure. Il a peint le paysage vu par la vitre du train. On est assis, immobile, et le paysage se métamorphose, se succède à lui-même. Le monde se confond au monde. Dans le cadre fixe de la fenêtre, ce film. Le titre d’une peinture évoque cette fusion, cette confusion, des lieux successifs : New York, New Haven, and Hartford , en 1931. Dans l’immobilité de l’image, dont la fenêtre du train est elle-même l’image : l’immobilisation d’une durée, sa condensation; les stations important moins que le trajet ; et les haltes parfois ne sont qu’un nom sur un panneau que la vitesse nous arrache des yeux avant qu’on les ait lus. C’est aussi qu’avec le train on est entré dans un autre sentiment et une autre expérience du temps.
    En train, le paysage change comme au cinéma et le voyageur ne voit plus, comme en voiture, ce paysage en face, mais de côté, inscrit dans la vitre comme dans le cadre d’un tableau ; cependant, comme la « vue » défile, et qu’on lui est parallèle, bientôt le regard se lasse, seul un enfant s’émerveille de ce pays nouveau et de ces splendeurs qu’il traverse ; le monde se dilue ; mieux vaut lire, et, le plus souvent, moins un livre qui vaille d’être lu, que ces journaux et ces magazines qui ne sont rien, à peine un passe-temps. Ou bien, sommeiller, dormir.
    Il a peint l’intérieur des trains, les voyageurs, les voyageuses, immobiles. Par la fenêtre, qui est une sorte de tableau, on voit le paysage : un fleuve ou une rivière, un pont de pierre, le versant d’une colline : le peintre les regarde. Mais la voyageuse ne le regarde pas, ou rarement. C’est en vain

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