Edward Hopper, le dissident
que le spectateur de la peinture sur le passé et le destin des personnages. Besson invente le passé, la situation de ces deux personnages, du couple ; il les relie au barman. Dans Soleil dans une pièce vide , sous le titre « Les Oiseaux de nuit », quelques années plus tôt, Claude Esteban s’était inspiré de ce tableau. Son récit fait moins de cinq pages : une nouvelle ; on pourrait même dire qu’il s’agit d’un « poème en prose », comme ceux de Baudelaire, dont, aussi bien, certains peuvent être tenus pour des nouvelles.
Plus qu’au temps du roman, c’est à celui de la nouvelle que fait penser la peinture de Hopper. Mais l’opposition du temps de l’un et de l’autre est superficielle. Ce qui en eux est essentiel, c’est l’instant, qui s’inscrit dans la mémoire, tenant tout, tenant lieu de tout. Dans chaque roman, lorsque nous y repensons, il y a une scène, une situation, un moment, un instant où tout se condense, se cristallise – blessure, vertige, extase, diamant. Par ces cristaux, ces fulgurations, le roman rejoint Rimbaud (l’éclat de la langue, de
l’écriture, mis à part). Souvent c’est de la mort qu’il s’agit dans ces instants.
Par sa nature, la peinture est vouée à l’instant plutôt qu’au déroulement et au fil d’un récit. Longtemps, en Occident, la peinture, l’image, fresque ou tableau, vitrail ou mosaïque, illustration, eut partie liée avec le récit ; avec le texte, avec un texte : théâtre immobile, silencieux ; art de la mise en scène. Au « grand récit », mythique, religieux, sacré, héroïque, historique, a succédé le récit d’actions ordinaires, la vie quotidienne, familière, intime, l’anecdote. Le lien de la peinture et du récit s’est distendu, dénoué. Non moins que l’écart avec l’imitation du visible, ou l’abandon de cette imitation, l’atténuation de l’importance du récit, sa disparition, est à l’origine de la peinture « abstraite », « non figurative », « pure ». Et le cinéma, liant l’image et le récit, comme fait le théâtre, a pris en partie le relais de la peinture : narrative, figurative.
C’est dans ce cours de l’histoire de la peinture qu’il faut situer l’œuvre de Hopper ; non seulement dans son rapport avec la représentation du visible, avec le « réalisme », mais avec le temps, le récit. Un trait particulier, chez lui, est qu’il n’y a pas de texte préalable à l’image, sous-jacent. À peine un texte suggéré, virtuel. Peut-être un mythe, informulé ; le mythe de « l’homme moderne » dont l’Amérique serait l’incarnation, l’archétype. On pourrait dire que souvent la peinture de Hopper « illustre » un texte absent, ou tient lieu de ce texte : étant ainsi plus proche de la nature du geste que de la parole ou de l’écrit ; analogue au Regard du sourd , de Bob Wilson (qui pourrait s’être inspiré de Hopper). Peut-être est-ce l’« absence » de ce texte, absent mais sous-entendu, implicite, qui a conduit tant d’écrivains et de cinéastes
à s’inspirer de telle ou telle toile de Hopper ; à « faire parler » cette peinture éminemment silencieuse.
Mais ce silence est tension, drame. Nous sommes, pour nombre de ses tableaux, devant ce qui semble émerger comme un point significatif d’une histoire, dont, cependant, l’avenir et le passé demeurent imprécis, et comme ouverts à bien des hypothèses. C’est pourquoi, sans doute, tant de romans, de nouvelles, de récits peuvent s’inventer à partir de telle situation, souvent banale, que la toile représente. Et, certes, ce n’est point parce qu’une existence est commune, ordinaire, qu’elle ne peut susciter chez l’écrivain le désir d’écrire. Une goutte du pur présent, un tel temps « suspendu » comme entre deux formes d’absence, ou de si faible existence, dans une sorte d’amnésie du passé comme de l’avenir, est aussi, chez Hopper, une manière de dire que notre vie est absurde ; dénuée de sens, puisque l’instant actuel, au fond, ne se rattache à rien, à nul courant ; plutôt sédimenté qu’orienté. Un « éternel retour », mais immobile, en son essence. Or, le sentiment de l’absurde est analogue à la mort. Il nous est dur de nous y résigner. Le récit se propose pour donner sens à l’existence. Devant telle toile de Hopper, il ne s’agit pas seulement de résoudre une énigme : notre désir est de redonner vie à
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