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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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ces figures figées, pétrifiées. De même qu’en certains contes le voyageur ranime une ville endormie, morte.
     
    Il va de soi qu’il convient de parler de cinéma quand il est question de la peinture de Hopper ; et, par conséquent, de cadrage, de cadre (par quoi peinture et écran, cinéma se rejoignent). Mais il s’agit surtout de peinture. Quelque fascinant qu’il soit, le sujet
– l’anecdote, la situation, est secondaire : prétexte, support. Ce qui importe, c’est l’œuvre de peinture. Mallarmé parlait du « jeu insensé d’écrire ». Mais le « jeu insensé » de peindre ? Toujours, le sujet de la peinture, le sujet majeur, le sujet dominant, le sujet auquel se voue le peintre, c’est la peinture. Cela est évident pour la « peinture moderne », cela fut de tous les temps. On voit cette primauté de la peinture chez Hopper, ici même, dans la porte qui sépare le bar des cuisines, et dans son carré, à hauteur du regard : une vitre, sans doute, par laquelle on peut jeter un coup d’œil d’un espace à l’autre ; entre les coulisses et la scène.
    Carré noir sur fond jaune.
    La vitre est un carré obscur. La cuisine, derrière la porte, est-elle éteinte, fourneaux et lumières, déserte ?
    Mais ce primat de la peinture se discerne aussi dans l’esquisse du tableau, dans le tout premier croquis : l’œuvre commence par un rectangle, presque vide, et divisé en deux parties presque égales. Elle commence par un espace : d’abord un espace en deux parties, une « scène », une architecture où viendra se loger une situation, une scène. Dans la deuxième esquisse, des noirs se mettent en place ; dans la troisième, trois personnages: les clients. Le noir gagne peu à peu le papier. Après la pointe du crayon, traçant les lignes : le fusain ou le crayon gras fait naître l’étendue, l’espace, les refuges de l’ombre. J’ai cependant le sentiment que le garçon à calot blanc, veste blanche, qui sans doute lave et rince un verre, une tasse, est le personnage principal du tableau, de la scène. Supprimons-le de la composition : elle perd de sa force, de son équilibre. Cette clef est venue en dernier : claveau, clef de voûte.

    Qu’est-ce qui importait le plus, pour Hopper ? Ces quatre personnages, ce couple, les acteurs principaux, les protagonistes ; ce serviteur qui pourrait jouer le rôle d’un confident ; ce témoin, permanent, qui est, en somme, le spectateur, le public ? Est-ce donc cette petite comédie à quatre personnages, cette comédie muette, silencieuse, et qui peut-être est un drame latent ? Ce quatuor… Ou le vide où ils se trouvent, et, plus encore, le vide plus vaste du café désert ; ou, plus encore, le vide de la rue, la rue déserte, dans une ville morte, léthargique ? Je pense que le vrai sujet du tableau est le vide. Et que les personnages sont nécessaires pour que ce vide puisse être représenté. Flaubert rêvait de faire un livre avec rien. Avec rien, faut-il entendre, sans doute, rien d’autre que l’écriture elle-même; mais pour qu’un roman soit écrit, il faut bien quelques personnages, voire un seul. Alors, le vide, le rien, le néant, qui était le sujet latent de la peinture, du récit, quitte l’espace et la surface, la page, pour se loger dans l’âme des personnages, dans leur vacuité, leur solitude, leur isolement. Entrer en nous.
    Il semble que le dramaturge – le peintre – ait voulu mettre en scène la scène elle-même, l’espace du théâtre, plutôt qu’une action, une scène qui s’y jouerait; comme un compositeur voudrait consacrer toute une pièce au silence. Comme une salle d’attente, vide, attendrait des voyageurs qui viendraient attendre leur train, ou feindraient d’attendre on ne sait quoi ; rien, peut-être.
    Unir la vision du monde extérieur et la vision intérieure était le dessein de Hopper ; une vision du monde élaborée par le sentiment intime. Devant une toile comme Nighthawks nous sommes portés à nous interroger sur le lieu de l’action et ce qu’on pourrait
appeler le « scénario ». Ce n’est là que « l’extérieur ». Tout prend un autre sens, une autre tonalité si nous pensons que cette scène est une « scène intérieure » ; comme le rêve est une scène intérieure. Hopper n’est pas seulement un metteur en scène : il est dramaturge ; et la matière de ce qu’il représente est sa vie intime, consciente et inconsciente. Les toiles de

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