En Nos Vertes Années
payez-les-lui dix écus.
— Dix écus ! m’écriai-je,
pour un rôt et un flacon qui ne coûtent que dix sols !
— Non point, dit Cossolat, dix
écus pour la perte que vous lui fîtes subir en faisant fuir les Roumieux de
Caudebec avec votre histoire de pesteux.
Je suis bon huguenot et ménager
assez de mes pécunes, quoique point aussi chiche-face que Samson ou Sauveterre.
Cependant, je compris vite que sans ces dix écus (où peut-être Cossolat aurait
sa part en quelque guise que ce fût) je ne pourrais me remettre en ses bonnes
grâces, desquelles il me faisait dans le même temps sentir que j’avais grand
besoin. Je me résignai donc à me laisser étrangler un petit, puisque je n’étais
pas en position de porter la crête aussi haute que je l’eusse voulu.
— Voilà les dix écus, dis-je en
les sortant un à un de mon escarcelle et en les posant sur la table.
Cossolat frappa dans ses mains, et
aussitôt l’huis s’ouvrit et l’alberguière entra, l’œil fort brillant à la vue
de mon or.
— Mamie, dit Cossolat, M. de
Siorac veut un rôt et un flacon, et voici le paiement qu’il en fait. Baisez-le
donc à la joue et soyez son amie.
Tout miel et tout souris,
l’alberguière, ayant prestement empoché mes argents, obéit et jamais en mes
vertes années, j’en atteste Hippocrate et Galien, jamais baiser de garce ne me
coûta si cher. Mais Cossolat, son œil noir suivant l’hôtesse tandis qu’elle se
retirait en balançant ses rondes hanches, parut fort content de l’affaire, et
changeant tout soudain de ton et de face, il s’écria :
— Ha ! Pierre !
Pierre ! Pierre ! Que n’avez-vous parlé à M me de Joyeuse
dès le lendemain de vos forfaits au lieu d’attendre trois jours : j’aurais
tout étouffé. Et maintenant, cela ne se peut. Le Présidial a eu vent de la
chose. On a saisi la Mangane. On l’a mise à la question. Elle a livré le nom de
Cabassus. Par bonheur, elle ne sait pas les vôtres, ni celui de vos acolytes,
mais elle vous a décrit.
Et là-dessus, comme on toquait à
l’huis, il s’accoisa. Précédée d’une chambrière qui m’accommoda d’un gobelet et
d’un couteau (la fourchette aux Trois-Rois étant encore tout à fait
déconnue), l’alberguière me servit mon rôt et mon flacon. Quoi fait, elle
laissa traîner ses doigts légers dans mon cou, ce qui fit Cossolat
sourciller :
— Mamie, c’est assez montré de
gratitude. Point trop n’en faut.
À quoi elle rougit et s’en sauva.
— Mais, dis-je alarmé, que
va-t-il arriver à Cabassus ?
— Quoi ? dit Cossolat.
Vous vous inquiétez de Cabassus et point de vous-même qui, en cette affaire,
risquez la décollation ? Votre tête est-elle si légère que peu vous chaut
de la perdre ?
À cette gausserie qui me déplut
assez, il rit lui-même à gueule bec, étant homme de fibre grossière, combien
qu’il fût fort dévoué à ceux de son parti.
— Cabassus, reprit-il, est
protégé par le curé de Saint-Denis, lequel, préférant le tenir pour fol que
pour athée, l’a, depuis dix ans, pour le sauver du bûcher, relégué dans la
masure que vous savez et déchargé de toute sacerdotale fonction. Et Cabassus,
étant prêtre, risque peu, s’il est sage et s’il se tait.
— Hélas ! Il est fol et
jase comme un moulin.
— Alors, dit Cossolat, il lui
faut fuir et se cacher.
— Il ne fera ni l’un ni
l’autre. Cabassus croit en sa mécréance et veut confesser urbi et orbi cette étrange foi, qu’il a révélée en un traité intitulé Nego.
— Quoi ! s’écria Cossolat,
il a couché ses billevesées par écrit ? Ventre Saint-Pierre, mais c’est
damnable ! Et que peux-je faire à présent qui ne soit vain ? Si
Cabassus est arrêté, on le mettra à la question, il baillera vos noms, et vous
tomberez aussi.
Cette parole me donna dans le dos un
frisson qui me glaça et arrêta au bord des lèvres le morceau qu’à la pointe de
mon couteau je portais à ma bouche.
— Allons ! Allons !
dit Cossolat qui n’avait pas le cœur méchant, mangez ! mangez !
Ventre Saint-Pierre ! Vous n’êtes pas encore à deux genoux sur l’échafaud
public à tendre le col au bourreau ! Vous avez des amis puissants !
Sachez, Pierre, que ce qui peut vous arriver de plus mauvais, c’est d’avoir à
fuir cette ville au débotté, comme le fit Monsieur votre père, en ses jeunes
années, quand il tua son homme en duel.
— Ha ! dis-je, après la
mort, il n’y
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