En Nos Vertes Années
absents
une grande heure, et mon frère va rester seul en sa chambre, bien en peine de
son gentil médecin.
À cela qu’elle attendait, qu’elle
espérait peut-être, elle eut quelque recul et, cessant tout soudain de
m’accoler, elle me dit d’une voix fort basse :
— Mais Monsieur, le
peux-je ? Seule avec votre frère ? Dans une chambre ?
— Votre charité vous répondra
là-dessus mieux que moi, dis-je, un peu impatient de ces pudeurs de la dernière
minute qui ne sont, à mon sens, que de cérémonie.
Et saisissant à tâtons dans le noir
sa main frémissante, je la baisai, et sur-le-champ je m’en fus, sans vouloir
disputer avec elle plus avant.
Je sais qu’en lisant ceci d’aucuns
vont aller sourcillant, me voyant tout entier à Vénus, et non content de courir
moi-même le cotillon, d’en jeter un, et des plus ardents, dans le lit de
Samson. Mais c’est la grande affection que j’avais de lui qui me fit faire
cela, et tout autant, mon souci quasi paternel que l’être de Samson répondît à
son apparence, qui certes, n’avait rien d’escouillé ni d’efféminé, car outre sa
grande beauté, il était plus fort, robuste et musculeux qu’aucun fils de bonne
mère en France, et c’était grande pitié, à mon sens, de voir ce bel étalon
vivre comme nonne desséchée en cellule.
Quant aux péchés que je commis alors
et commettrai, j’en ai peur, jusqu’aux glaces de l’âge, combien que je ne sois
pas de la confession d’Augsbourg [4] ,
je voudrais rappeler ici la forte et belle parole de Luther : « Esto
peccator et pecca fortiter, sed fortius fïde et gaude in Christo : Pèche et pèche fortement, mais plus fortement encore crois en Christ et
réjouis-toi en lui. » Recommandation qui n’est pas, je l’accorde, sans
soulever quelque disputation, si vastes sont les facilités qu’elle paraît
permettre. Ce n’est pas pour cela qu’elle me plaît, mais bien plutôt parce que
je ne puis concevoir l’amour de Dieu sans l’amour de ses créatures. À mon
sentiment, pas plus que le corps ne requiert d’être sacrifié au principe qui
l’anime, la foi et la joie ne se doivent jamais diviser.
*
* *
Pour couvrir les trente lieues qui
séparaient Lézignan de Montpellier, il nous fallut à peine cinq jours, non que
les chevaux de nos compagnons trottassent mieux que ceux de Caudebec, mais il
fallait qu’ils fussent fourbus à ne plus pouvoir mettre un sabot devant l’autre
pour qu’on demeurât plus d’une nuit à l’étape.
Ces marchands, au nombre de trois,
et tous trois associés, étaient des barbons grisonnants, mais vigoureux, le
geste large, le sourire prompt, la parole aimable, mais sous ces dehors bien
faits pour piper la pratique, l’âme dure comme caillou, et n’ayant d’yeux, de
pensée et d’entrailles que pour les ballots de peaux de mouton qu’ils
charroyaient, et que chacun à tour de rôle comptait et recomptait de peur qu’un
de leurs valets, en chemin, ne les larronnât. De l’un l’autre aussi, à ce que
j’observai, ils se méfiaient, et ne laissaient pas, sous les sourires, de
s’épier de l’aube au couchant, et même, je gage, la nuit, ne dormant que d’un
œil. On pense bien que pour gens de cette sorte, tout logis, à l’étape, faisait
l’affaire, pour peu qu’il leur donnât viandes assez pour se remplir et lit pour
refaire leurs forces, les ballots couchant dans leur chambre, malgré la
déplaisante odeur de toutes ces peaux mises ensemble. Quant au reste, qui fait
le charme de nos auberges (et leur renommée hors du royaume), à savoir la
qualité des mets, le bouquet des vins, et l’humeur douce et ployable de nos
chambrières, ils n’en avaient cure, méditant sur leurs chiffres, leurs profits
et leurs risques, au point de passer partout sans rien voir.
Nous étions si impatients de
découvrir Montpellier, dont tant nous avait parlé notre père, que nous prîmes
congé du convoi deux lieues avant d’atteindre la ville. Nos chevaux galopant à
brides avalées, je vis les marchands, par-dessus mon épaule, diminuer peu à peu
derrière nous, puis disparaître dans la courbe du chemin, eux, leurs chars,
leurs valets et leurs peaux, dont la puanteur restait dans mes narines, si fort
que je respirasse le bon air chaud, sec et parfumé de ce pays. Car combien
qu’on y voie des terres ingrates, pierreuses et infertiles (au rebours de mon
vert Périgord), celles-ci ne laissent pas de porter une quantité
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