En Nos Vertes Années
chêne tordu qui lui servait d’abri. Fort abattu par la perte de sa
Malvoisie, et tenaillé aussi par cette avarice morale qui poussait en lui de si
fortes racines, il me donna sans chaleur des mercis fort petits pour tout ce
que j’avais fait, et je dois dire que, pour ma part, je n’aspirais qu’à le
quitter, ce que, sans le danger, j’eusse fait incontinent. C’est un vice bien
étrange que l’ingratitude, tant est pourtant qu’il est fort répandu, sans en
être pour cela moins hideux, mais au contraire vous gâtant l’âme comme un bubon
de peste gâte le plus beau corps.
Je me dis tout cela, mais je ne
laissais pas pourtant d’être attristé par la mauvaise grâce que le Baron avait
mise à me remercier. Mon père était accoutumé à remarquer que pour mes ans,
malgré une fougue que j’apprendrais à contenir, j’étais fort avisé, et même
subtil de nature, ayant un certain instinct des hommes (et des garces) qui me
faisait les bien manier : qualités fort utiles à tout homme, mais
davantage à un huguenot qui, appartenant à la partie la plus persécutée du
royaume, devait vivre en perpétuelle appréhension de la méchanceté des hommes.
À cela j’ajoute cependant qu’étant tout frais sorti de Mespech et de mon
Périgord, je connaissais encore fort mal le monde, et la première connaissance
qu’avec ces pèlerins je prenais de lui m’apportait, mêlés à de certains
plaisirs, quelques sujets de tristesse. Car combien que j’eusse de ruse, j’étais
encore fort sensible, étant si neuf.
Le Baron avait donné l’ordre de se
préparer au départ, et en revenant vers Samson et Miroul, je vis que nos
chevaux étaient là, Miroul les resanglant, et Samson le dos appuyé contre son
Albière d’un air fort languissant, me sembla-t-il, et à ses côtés la belle Dame
Gertrude du Luc le soignant avec beaucoup de compassion jusqu’à lui tamponner
les tempes avec un fin mouchoir, ces soins l’obligeant à se tenir fort près de
lui.
— Monsieur de Siorac, dit-elle
en me faisant de la tête un petit salut, ses yeux clairs restant à demi cachés
par son immense et gracieux couvre-chef, n’est-ce pas merveille que Monsieur
votre frère, tant travaillé qu’il soit de sa fièvre lente, ait combattu si
vaillamment contre les gueux ? Le voilà tout en sueur, tant sa fièvre est
montée. Ne va-t-il pas à nouveau se pâmer ?
— Il se peut, dis-je gravement,
que dans la condition où je le vois, il tombe d’un instant à l’autre. Bonne et
gentille dame, voulez-vous pas le soutenir tandis que je resanglerai
Accla ?
— Ah, certes, dit-elle, je le
ferai. Car je l’aime, je l’ai dit, comme mon enfantelet, combien que je sois
d’âge à n’être que sa sœur aînée.
Et ce disant, elle lui passa le bras
autour de la taille, et l’accola très fort pour l’empêcher de choir, encore
qu’il eût le dos appuyé contre sa jument Albière, une main en arrière de lui
sur le troussequin de la selle et l’autre maintenant les rênes serrées sur le
garrot, mais cependant, la paupière à demi close et la taille ployée. Ha
Samson, mon bel ange, pensai-je, tu fais bien de fermer l’œil, ne serait-ce que
sur ta vertu, car je la vois fort chancelante, étant si bien circonvenue.
Les deux chevaux arabes de Miroul,
Albière et ma jument, cachaient cette scène touchante au reste des pèlerins, ce
dont Dame Gertrude était bien aise, je gage, les plus chrétiennes charités se
passant fort bien de témoins. À peine, du reste, étais-je présent moi-même,
tant j’étais absorbé par mon Accla, et Miroul tout autant occupé, encore que
son œil marron pétillait quand il croisait le mien.
— Mais il se pâme, ce me
semble, dit Dame Gertrude.
— Madame, dis-je, baillez-lui,
comme je fais, deux soufflets : il reviendra à lui.
— À Dieu ne plaise ! dit
Dame Gertrude. Femme je suis ! et peu sied à la modestie de mon sexe de
battre un gentilhomme !
— En ce cas, dis-je, faites
comme notre nourrice Barberine qui, pour lui faire reprendre sens, lui donnait
de petits baisers à notre mode périgordine.
— Ha ! dit-elle avec un
soupir. Voilà qui s’accorde mieux à ma native gentillesse !
Et ce qu’elle en fit, je ne saurais
dire, car son vaste couvre-chef, grand comme un bouclier, me cacha sa face et
celle de mon gentil Samson tout le temps que dura cette résurrection. Elle
n’était point toutefois finie quand la colline tout entière retentit
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