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En Nos Vertes Années

En Nos Vertes Années

Titel: En Nos Vertes Années Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Merle
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enfant, ayant tous
deux mêmes yeux azuréens, même cheveu blond frisé, et un long nez courbe qui,
cependant, ne déparait pas leurs belles faces.
    Il venait de cette table et des mets
qui l’encombraient un fumet tant plus délectable pour moi que plus la faim me
tenaillait, ayant quitté l’apothicairerie sans même gloutir l’humble soupasse
dont à matines je me remplissais. Sur ce noyer poli comme miroir, je ne
comptais pas moins de onze plats d’argent, clos de leurs couvercles, lesquels
M. de Joyeuse soulevait à sa fantaisie, découvrant tantôt l’un tantôt l’autre,
picorant ci, picorant là, et buvant entre chaque bouchée une rasade de vin dans
une coupe.
    Il faisait tout cela avec une grâce
extrême et qui ne laissait pas de me ravir, combien que ma bouche salivât à
cette vue et à ces odeurs. J’observais qu’il avait à côté de son couvert de
vermeil une petite fourche manchée d’or, raffinement tout nouveau que le frère
de Charles IX avait, disait-on, introduit à la Cour. Toutefois, M. de
Joyeuse n’en usait pas comme le Duc d’Orléans [29] pour prendre les
morceaux dans les plats. Il préférait les saisir à l’ancienne guise, mais fort
suavement, entre le pouce et l’index, comme Barberine m’avait appris que la
civilité commandait de faire, les déposant ensuite sur son assiette, et si tant
est qu’il les trouvait trop gros, il recourait alors à sa petite fourche, et
les piquait pour les empêcher de branler tandis qu’il les découpait de son
couteau en fragments plus petits. Après quoi, il les prenait derechef un à un
dans ses doigts (mais fort délicatement, comme j’ai dit), n’omettant pas de
s’essuyer tantôt les mains, tantôt la bouche, à deux serviettes richement
brodées qu’un grand faquin de laquais, superbement vêtu, lui présentait sur sa
gauche.
    Quant au jeune drole debout à sa
dextre, qui devait bien avoir dans les cinq ans d’âge et qui paraissait fétot,
espiègle et rieur, il était vêtu de pied en cap de soie bleu pâle, sans
toutefois porter de fraise, mais un grand col rabattu qui montrait une gorge
douce et mollette. Il regardait tantôt son père avec une amour des plus touchantes
et tantôt le couvert sur lequel M. de Joyeuse déposait ses viandes, et quand il
y découvrait un morcel qui lui agréait, il le désignait de son petit doigt rose
et disait d’une charmante voix, tant claire et musicale que le pépiement d’un
oiseau :
    — Peux-je, monsieur mon
père ?
    À quoi M. de Joyeuse, après avoir
souri, répondait fort civilement :
    — Vous pouvez, Anne.
    Anne de Joyeuse, tout aussi joliment
et proprement que son père, saisissait alors la bouchée convoitée et la portait
à sa bouche. Ah certes, nous étions bien loin ici des manières rufes et
grossières de Caudebec qui, tout baron qu’il fût, se déportait à table comme
cochon en sa bauge.
    — Mais que fait Cossolat ?
dit M. de Joyeuse en levant la tête et s’adressant en oc à son laquais d’un ton
vif et impatient. N’est-il point encore de retour ?
    — Je suis là, monsieur le
Baron, dit Cossolat sans bouger du seuil. M. de Siorac est avec moi et nous
attendions votre bon plaisir.
    — Entrez, entrez, mon cher
Cossolat ! Foin de ces cérémonies ! dit Joyeuse, qui toutefois ne
paraissait pas homme à les omettre ni à les abréger. Monsieur de Siorac,
veuillez m’excuser, je vous prie, de ne me point lever, poursuivit-il avec un
petit signe de tête mesuré fort exactement à l’aune de mon rang.
    À quoi m’avançant, je répondis par
le profond salut que je devais au représentant du Roi. Puis me redressant, je
saluai, non sans quelque tendresse des yeux, le petit Anne de Joyeuse qui si
fort me plaisait, salut auquel il répondit avec une gravité qui tout soudain se
rompit dans le plus joli sourire de la terre, deux aimables fossettes se
creusant dans sa joue.
    — Ha, monsieur de Siorac !
dit M. de Joyeuse, si mon fils vous aime, je vais vous aimer aussi, car malgré
ses cinq ans, il a un jugement fort sûr, combien qu’il ne commande pas encore
aux mots qui pourraient l’exprimer. Mais, de grâce, monsieur de Siorac, prenez
place.
    — Monsieur le Vicomte, dis-je
en français (M. de Joyeuse s’étant exprimé dans la langue du Nord, et à ce que
j’observais, sans la moindre trace de notre accent occitan, encore qu’il eût
parlé d’oc à son laquais), je peux fort bien rester debout.
    Quoi dit, je m’inclinai

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