En Nos Vertes Années
déboutonné.
— Ha, Siorac ! dit
Rondelet. Bien me plaisez, et bien vous aime, étant tout juste la sorte de
fils, gaillard et laborieux, que j’eusse voulu avoir pour conforter et
illuminer mon vieil âge. Hélas, ma première épouse est morte. Morte aussi la
fille qu’elle me donna, et que j’avais si bien mariée au bon Docteur Salomon
d’Assas. Quant aux quatre fils que j’eus de mes deux mariages, le Seigneur les
a, l’un après l’autre, rappelés.
Ayant dit, il laissa tomber sa ronde
et bonne tête sur sa poitrine, la paupière baissée, la lippe amère, la face
triste. Fort étonné de voir le Chancelier Rondelet passer si promptement du
rire à la douleur, je m’accoisai et jetai un œil à Fogacer qui, arquant son
sourcil, me lança un petit regard comme pour me signifier que cette humeur
chagrine ne durerait point. Et en effet, se redressant sur son grand fauteuil
avec un han ! comme s’il reprenait sur ses rondes épaules le lourd fardeau
de sa vie, le Chancelier tout soudain ouvrit l’œil, qu’il avait vif, brillant
et combatif.
— Siorac, dit-il, puisque vous
passez ici devant moi une sorte de petit examen, sans pompe ni formes, devant
que vous soyez inscrit en notre illustre collège, je m’en vais vous poser une
question difficile : Il y a vingt ans, Siorac, le second de mes fils étant
mort du même mal étrange et déconnu qui avait emporté son aîné, j’envoyai ma
femme, mes filles et mon domestique à ma maison des champs et, resté seul avec
le pauvre petit mort, je le disséquai.
— Ha, monsieur !
m’écriai-je, fort ému et troublé, et pensant à mon père qui, après la mort de
la petite Hélix, lui avait scié le crâne pour connaître l’intempérie qui
l’avait emportée. Ha, monsieur, quel grand courage il vous fallut !
— Grandissime, dit Rondelet,
les larmes au bord des yeux. Et d’autant que, pour l’éducation de médecins plus
timides, je publiai ce que j’avais fait. Ha, Siorac ! Il s’éleva alors
contre moi, urbi et orbi [49] , une merveilleuse clameur, et m’assaillit, dru comme grêle, du côté que vous
devinez, une foule de libelles et de pasquils haineux qui à ce jour se poursuivent
encore, et dans lesquels je suis traité communément de païen, de Turc, de
sacrilège… Eh bien, Siorac, vous-même, qu’opinez-vous ? Ai-je mal fait,
ai-je bien fait ? Parlez sans crainte de m’offenser et en toute sincérité
de cœur. Mais d’un oui ou d’un non ne vous contentez. Argumentez vos raisons et
les exposez dans l’ordre.
— Ha, monsieur le
Chancelier ! m’écriai-je. C’est tout pesé. Vous fîtes bien, et je vois à
cela deux raisons. Primo : votre second fils étant mort du même mal
étrange et déconnu que le premier, vous tâchâtes de connaître par votre
dissection la cause de l’infection, afin d’en préserver, s’il se pouvait, votre
troisième fils.
— Hélas, dit Rondelet. Je ne le
pus. Il mourut aussi.
— Mais vous avez du moins tenté
de le sauver en essayant de connaître la cause de son mal. Secundo : en
rendant publique la dissection que vous fîtes dans le secret de votre logis,
vous avez voulu montrer que, si pénible qu’elle fût à vos sentiments, elle
était nécessaire. Ainsi, vous avez lutté, dans les dents d’un considérable
risque et au prix de votre humaine réputation, contre les déraisonnables
interdits des papistes.
— Excellent ! s’écria
Rondelet. Excellemment pensé, pesé, argumenté ! Fogacer, nous ferons un
beau médecin de ce cadet du Périgord.
— Je le crois, dit Fogacer
gravement.
— Mais poursuivons, dit
Rondelet en se frottant les mains. Siorac, quelques questions encore : à
quelle date et par qui fut fondé l’amphithéâtre anatomique de
Montpellier ?
— En 1556, monsieur le
Chancelier, par vous-même et les docteurs Schyron, Saporta et Bocaud.
— Qui, de ces docteurs
médecins, appartenait à la religion réformée ?
— Tous, vous-même compris.
— Et pouvez-vous distinguer un
lien entre la fondation de ce theatrum anatomicum et notre appartenance
à la nouvelle opinion ?
— Certes ! dis-je non sans
chaleur. De l’usage habituel du libre examen, les docteurs dont il s’agit
étaient placés bien au-dessus des préjugés des prêtres et de la temporelle
commune opinion.
— Bene. Bene.
Et ce disant, il se frotta de nouveau
les mains, aussi heureux de mes bonnes réponses que si j’avais été son fils,
tant déjà, en
Weitere Kostenlose Bücher