En Route
résoudre la fameuse question sociale. Où ça en est-il ?
- Où ça en est ? mais à rien ! à moins de changer les âmes des ouvriers et des patrons et de les rendre, du jour au lendemain, désintéressées et charitables, à quoi voulez-vous que tous ces systèmes aboutissent ?
- Eh bien ! Mais, fit le moine, en enveloppant d'un geste le monastère, elle est résolue cette question, ici. Le salaire n'existant plus, toutes les sources des conflits sont supprimées.
Chacun besogne suivant ses aptitudes et suivant ses forces ; les pères, qui n'ont pas de solides épaules et de gros bras, plient les enveloppes des chocolats ou apprêtent des comptes et ceux qui sont robustes remuent la terre.
J'ajoute que l'égalité dans nos cloîtres est telle que le prieur et l'abbé n'ont aucun avantage de plus que les autres moines. à table, les portions et, au dortoir, les paillasses sont identiques. Les seuls profits de l'abbé consistent, en somme, dans les inévitables soucis que suscitent la conduite morale et la direction temporelle d'une abbaye. Il n'y a donc pas de raison pour que les ouvriers conventuels se mettent en grève, conclut, en souriant, l'abbé.
- Oui, mais vous êtes des minimistes, vous supprimez la famille, la femme, vous vivez de rien et vous n'attendez de n'être réellement récompensés de vos labeurs qu'après la mort. Allez donc faire comprendre cela aux gens des villes !
- La situation sociale se résume ainsi, n'est-ce pas ? Les patrons veulent exploiter les ouvriers qui veulent, à leur tour, être payés le plus possible en travaillant le moins qu'ils pourront. Eh bien ! Mais alors, c'est sans issue !
- Parfaitement, et c'est triste, car le socialisme dérive, en somme, d'idées clémentes, d'idées propres, mais toujours il se heurtera contre l'égoïsme et le lucre, contre les inévitables brisants des péchés de l'homme.
Et votre petite fabrique de chocolat vous procure-t-elle au moins des bénéfices ?
- Oui, c'est elle qui nous sauve.
L'abbé se tut pendant une seconde, et il reprit :
- Vous savez, Monsieur, comment un couvent se fonde. Je choisis pour exemple notre ordre. Un domaine et les terres qui en dépendent lui sont offerts, à charge par lui de les peupler. Que fait-il ? Il prend une poignée de ses moines et les essaime dans le sol qu'on lui donne. Mais, là, s'arrête sa tâche. Le grain doit lever seul ; autrement dit, les trappistes, détachés de leur maison-mère, doivent gagner leur vie et se suffire.
Aussi, quand nous prîmes possession de ces bâtiments, étions-nous si pauvres que, depuis le pain jusqu'aux souliers, tout nous manquait ; mais nous n'avions aucune inquiétude sur l'avenir, car il n'y a pas d'exemple, dans l'histoire monastique, que la providence n'ait point secouru les abbayes qui se fiaient à elle. Petit à petit, nous avons tiré de cette terre notre provende ; nous avons appris les métiers utiles ; maintenant nous fabriquons nos vêtements et nos chaussures ; nous moissonnons notre blé et cuisons notre pain ; notre existence matérielle est donc assurée, mais les impôts nous écrasent ; c'est pourquoi nous avons fondé cette fabrique dont le rapport devient, d'années en années, meilleur. Dans un an ou deux, la bâtisse qui nous abrite et que nous n'avons pu faire réparer, faute d'argent, s'effondrera ; mais si Dieu permet que des âmes généreuses nous viennent en aide, peut-être serons-nous alors en état d'édifier un monastère et c'est notre souhait à tous, car vraiment cette bicoque, avec ses pièces à la débandade et sa chapelle en rotonde, nous est pénible. L'abbé se tut encore, puis, après une pause, il dit, à mi-voix, se parlant à lui-même :
- On ne saurait le nier, un couvent qui n'a pas l'aspect d'un cloître est un obstacle aux vocations ; le postulant a besoin - c'est dans la nature, cela - de se pétrir dans un milieu qui lui plaise, de s'encourager dans une église qui l'enveloppe, dans une chapelle un peu sombre, et, pour obtenir ce résultat, il faut le style roman ou le gothique.
- Ah oui ! par exemple. - Et vous avez beaucoup de novices ?
- Nous avons surtout beaucoup de sujets qui désirent tâter de la vie des Trappes, mais la plupart ne parviennent pas à supporter notre régime. En dehors même de la question de savoir si la vocation des débutants est imaginaire ou réelle, nous sommes, au point de vue physique, après quinze jours d'essai, nettement fixés.
- Ce qui doit
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