En Route
le premier instant, une vie très spéciale et que j'ignorais néanmoins. Il me semble que quelque chose qui m' intéresse, qui m'est même personnel, s'est passé, avant que je ne fusse né, ici. Vraiment, si je croyais aux métempsycoses, je pourrais m' imaginer que j'ai été, dans les existences antérieures, moine… mauvais moine alors, se dit-il, en souriant de ces réflexions, puisque j'aurais dû me réincarner et retourner, pour expier mes fautes, dans un cloître.
Tout en se causant, il avait arpenté une longue allée qui conduisait au bout de la clôture et, coupant à mi-chemin, à travers des halliers, il flâna sur la lisière du grand étang.
Il ne bouillonnait pas de même que certains jours où le vent le creusait et l'enflait, le faisait courir et revenir sur lui-même, dès qu'il touchait ses rives. Il restait immobile, n'était remué que par des reflets de nuages mouvants et d'arbres. Par moments, une feuille tombée des peupliers voisins voguait sur l'image d'une nuée ; par d'autres, des bulles d'air filaient du fond et crevaient à la surface, dans le bleu réverbéré du ciel.
Durtal chercha la loutre, mais elle ne se montra point ; il revoyait seulement les martinets qui écorchaient l'eau d'un coup d'aile, les libellules qui pétillaient comme des aigrettes, éclairaient comme les flammes azurées des soufres.
S'il avait souffert près de l'étang en croix, il ne pouvait évoquer devant la nappe de cet autre étang que le rappel des lénitives heures qu'il y avait coulées, étendu sur un lit de mousse ou sur une couche de roseaux secs ; et il le regardait, attendri, essayant de le fixer, de l'emporter dans sa mémoire, pour revivre à Paris, les yeux fermés, sur ses bords.
Il poursuivit sa marche, s'attarda dans une allée de noyers qui longeait les murailles au-dessus du monastère ; de là, il plongeait dans la cour, devant le cloître, sur des communs, des écuries, des bûchers, sur les cabines mêmes des porcs. Il tentait d'apercevoir le frère Siméon, mais il était probablement occupé dans les étables, car il ne parut pas. Les bâtiments étaient muets, les pourceaux rentrés ; seuls, quelques chats efflanqués rôdaient, taciturnes, se regardant à peine lorsqu'ils se rencontraient, allant, chacun de son côté, à la recherche sans doute d'un nourrissant gibier qui les consolerait de ces éternels repas de soupe maigre que leur servait la Trappe.
L'heure pressait, il s'en fut prier, une dernière fois, à la chapelle et regagna sa cellule, afin de préparer sa valise.
Tout en rangeant ses affaires, il pensait à l'inutilité des logis qu'on pare. Il avait dépensé tout son argent, à Paris, pour acheter des bibelots et des livres, car il avait jusqu'alors détesté la nudité des murs.
Et aujourd'hui, considérant les parois désertes de cette pièce, il s'avouait qu'il était mieux chez lui entre ces quatre cloisons blanchies à la chaux, que dans sa chambre tendue, à Paris, d'étoffes.
Subitement, il discernait que la Trappe l'avait détaché de ses préférences, l'avait en quelques jours renversé de fond en comble. La puissance d'un pareil milieu ! se dit-il, un peu effrayé de se sentir ainsi transformé. Et il reprit, en bouclant sa malle : il faut pourtant que je rejoigne le P. Etienne, car enfin, il s'agit de régler ma dépense ; je ne veux pas du tout être à la charge de ces braves gens.
Il visita les corridors, finit par croiser le père dans la cour.
Il était un peu gêné pour aborder cette question ; aux premiers mots, l'hôtelier sourit.
- La règle de saint Benoît est formelle, fit-il, nous devons recevoir les hôtes comme nous recevrions Notre-Seigneur Jésus même, c'est vous dire que nous ne pouvons échanger contre de l'argent nos pauvres soins.
Et Durtal insistant, embarrassé.
- S'il ne vous convient pas d'avoir partagé, sans la payer, notre maigre pitance, faites alors comme il vous plaira ; seulement la somme que vous donnerez sera distribuée, par pièces de dix et de vingt sous, aux pauvres qui viennent, chaque matin, de bien loin souvent, frapper à la porte du monastère.
Durtal s'inclina et remit l'argent qu'il tenait tout préparé, dans sa poche, au père ; puis il s'enquit s'il ne pourrait pas entretenir le père Maximin avant son départ.
- Mais si ; au reste, le père prieur ne vous aurait pas laissé partir, sans vous serrer la main. Je vais m'assurer s'il est libre ; attendez-moi dans le réfectoire. -
Weitere Kostenlose Bücher