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En Route

Titel: En Route Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Joris-Karl Huysmans
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terrasser les constitutions les plus robustes, c'est ce repas unique de légumes ; je ne comprends même pas comment, en menant une existence active, vous pouvez y résister.
    - La vérité, c'est que les corps obéissent quand les âmes sont résolues. Nos ancêtres l'enduraient bien, la vie des Trappes ! Ce qui manque aujourd'hui, ce sont les âmes. Je me souviens, moi, quand j'ai fait ma probation dans un cloître de Cîteaux, je n'avais aucune santé et pourtant j'aurais, s'il l'avait fallu, mangé des pierres !
    Au reste, la règle sera prochainement adoucie, poursuivit l'abbé ; mais, dans tous les cas, il est un pays qui, en prévision d'une disette, nous assurerait un bon nombre de recrues, la Hollande.
    Et voyant le regard étonné de Durtal, le père dit :
    - Oui, dans ce pays protestant, la végétation mystique est florissante. Le catholicisme y est d'autant plus fervent qu'il est, sinon persécuté, du moins méprisé, noyé dans la masse des luthériens. Peut-être cela tient-il aussi de la nature du sol, à ses plaines solitaires, à ses canaux silencieux, au goût même des Hollandais pour une vie régulière et paisible ; toujours est-il que, dans ce petit noyau de catholiques, la vocation Cistercienne est très fréquente.
    Durtal regardait ce trappiste qui marchait, majestueux et tranquille, la tête enfouie dans son capuce, les mains passées sous sa ceinture.
    Par instants, ses yeux éclairaient dans l'intérieur du capuchon et l'améthyste qu'il portait au doigt pétillait en de brèves flammes.
    L'on n'entendait aucun bruit ; à cette heure, la Trappe dormait. Durtal et l'abbé longeaient les rives du grand étang dont l'eau vivait, seule éveillée dans le sommeil de ces bois, car la lune qui resplendissait dans un ciel sans nuées l'ensemençait d'une myriade de poissons d'or ; et ce frai lumineux tombé de l'astre montait, descendait, frétillait en de milliers de cédilles de feu dont le vent qui soufflait activait les lueurs.
    L'abbé ne causait plus et Durtal qui rêvait, grisé par la douceur de cette nuit, gémit subitement. Il venait de s'aviser qu'à pareille heure, le lendemain, il serait à Paris et, voyant le monastère dont la façade apparaissait, toute pâle, au fond d'une allée, ainsi qu'au bout d'un tunnel noir, il s'écria, songeant à tous ces moines qui l'habitaient :
    - Ah ! ce qu'ils sont heureux !
    Et l'abbé répondit : trop.
    Puis, doucement, à voix basse :
    - C'est pourtant vrai ; nous entrons ici pour faire pénitence, pour nous mortifier et nous avons à peine souffert que déjà Dieu nous console ! Il est si bon qu'il veut se leurrer, lui-même, sur nos mérites. S'il tolère qu'à certains moments le démon nous persécute, il nous donne, en échange, tant de bonheur qu'il n'y a plus aucune proportion de gardée entre la récompense et la peine. Parfois, quand j'y songe, je me demande comment il subsiste encore cet équilibre que les moniales et les moines sont chargés de maintenir, car, ni les uns, ni les autres, nous ne souffrons assez pour neutraliser les offenses assidues des villes.
    L'abbé s'interrompit, puis il reprit pensif :
    - Le monde ne conçoit même pas que les austérités des abbayes puissent lui profiter. La doctrine de la suppléance mystique lui échappe complètement. Il ne peut se figurer que la substitution de l'innocent au coupable, alors qu'il s'agit de subir une peine méritée, est nécessaire. Il ne s'explique pas davantage qu'en voulant pâtir pour les autres, les moines détournent les colères du ciel et établissent une solidarité dans le bien qui fait contre-poids à la fédération du mal. Et Dieu sait pourtant de quels cataclysmes ce monde inconscient serait menacé, si, par suite d'une disparition soudaine de tous les cloîtres, cet équilibre qui le sauve était rompu !
    - Le cas s'est déjà présenté, fit Durtal qui, - tout en écoutant ce trappiste, pensait à l'abbé Gévresin et se rappelait que ce prêtre s'exprimait, sur le même sujet, en des termes presque pareils. - La révolution a, en effet, supprimé, d'un trait de plume, tous les couvents, mais, j'y songe, l'histoire de ce temps, sur lequel tant de regrattiers s'acharnent, est encore à écrire. Au lieu de chercher des documents sur les actes, sur les personnes mêmes des jacobins, il faudrait dépouiller les archives des ordres religieux qui existaient à cette époque.
    En travaillant ainsi à côté de la révolution, en sondant ses alentours,

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