En Route
Trappe, se dit Durtal, et il ne douta plus lorsque ce moine tira une cliquette dissimulée devant lui sous son pupitre et dirigea l'office.
Tous les moines saluèrent l'autel ; l'abbé récita les prières du prélude, puis il y eut une pause - et, de l'autre côté de la rotonde, là où Durtal ne pouvait regarder, une voix frêle de vieillard, une voix revenue au cristal de l'enfance, mais avec en plus quelque chose de doucement fêlé, s'éleva, montant à mesure que se déroulait l'antienne :
"Deus in adjutorium meum intende."
Et l'autre côté du choeur, là où se tenaient le père Etienne et l'abbé, répondit, scandant très lentement les syllabes, avec des voix de basse-taille.
"Domine ad adjuvandum me festina."
Et tous courbèrent la tête sur les in-folios posés devant eux et reprirent :
"Gloria patri et Filio et Spiritui sancto."
Et ils se redressèrent tandis que l'autre partie des pères prononçait le répons : "Sicut erat in principio, etc."
L'office commença.
Il n'était pas chanté, mais psalmodié, tantôt rapide et tantôt lent. Le côté du choeur, visible pour Durtal, faisait de toutes les voyelles des lettres aiguës et brèves ; l'autre, au contraire, les muait en des longues, semblait coiffer d'un accent circonflexe tous les O. On eût dit, d'une part, la prononciation du Midi, et, de l'autre, celle du Nord ; ainsi psalmodié, l'office devenait étrange ; il finissait par bercer tel qu'une incantation, par dorloter l'âme qui s'assoupissait dans ce roulement de versets interrompu par la doxologie revenant, en ritournelle, après la dernière strophe de chacun des psaumes.
Ah ça ! mais, je n'y comprends rien, se dit Durtal qui connaissait ses complies sur le bout du doigt ; ce n'est plus du tout l'office romain qu'ils chantent.
Le fait est que l'un des psaumes manquait. Il retrouva bien, à un moment, l'hymne de saint Ambroise, le Te lucis ante terminum, clamé alors sur un air ample et rugueux de vieux plain-chant et encore la dernière strophe n'était-elle plus la même ! Mais il se perdait à nouveau, attendait les Leçons brèves, le Nunc dimittis qui ne vinrent pas.
Les complies ne sont pourtant point variables, comme les Vêpres, se dit-il ; il faudra que je demande, demain, des explications au P. Etienne.
Puis il fut troublé dans ses réflexions par un jeune moine blanc qui passa, en s'agenouillant devant l'autel, et alluma deux cierges.
Et subitement tous se levèrent et, dans un immense cri, le Salve regina ébranla les voûtes.
Durtal écoutait, saisi, cet admirable chant qui n'avait rien de commun avec celui que l'on beugle, à Paris, dans les églises. Celui-ci était tout à la fois flébile et ardent, soulevé par de si suppliantes adorations, qu'il semblait concentrer, en lui seul, l'immémorial espoir de l'humanité et son éternelle plainte.
Chanté sans accompagnement, sans soutien d'orgue, par des voix indifférentes à elles-mêmes et fondues en une seule, mâle et profonde, il montait en une tranquille audace, s'exhaussait en un irrésistible essor vers la Vierge, puis il faisait comme un retour sur lui-même et son assurance diminuait ; il avançait plus tremblant, mais si déférent, si humble, qu'il se sentait pardonné et osait alors, dans des appels éperdus, réclamer les délices imméritées d'un ciel.
Il était le triomphe avéré des neumes, de ces répétitions de notes sur la même syllabe, sur le même mot, que l'église inventa pour peindre l'excès de cette joie intérieure ou de cette détresse interne que les paroles ne peuvent rendre ; et c'était une poussée, une sortie d'âme s'échappant dans les voix passionnées qu'exhalaient ces corps debout et frémissants de moines.
Durtal suivait sur son paroissien cette oeuvre au texte si court et au chant si long ; à l'écouter, à la lire avec recueillement, cette magnifique exoration paraissait se décomposer en son ensemble, représenter trois états différents d'âme, signifier la triple phase de l'humanité, pendant sa jeunesse, sa maturité et son déclin ; elle était, en un mot, l'essentiel résumé de la prière à tous les âges.
C'était d'abord le cantique d'exultation, le salut joyeux de l'être encore petit, balbutiant des caresses respectueuses, choyant avec des mots de douceur, avec des cajoleries d'enfant qui cherche à amadouer sa mère ; c'était le - Salve Regina, Mater misericordiae, vita, dulcedo et spes nostra, salve. - Puis cette âme, si candide,
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