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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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suis surprise en voyant que les objets qui m’appartiennent ne sont plus dans ma chambre, une assez vaste chambre donnant sur la rue. La grande et grosse femme qui s’occupe de tout dans la maison m’apprend que j’habiterai dorénavant dans la petite chambre qui donne sur la cour, tout près de la cuisine… « Qui va habiter dans ma chambre ? – Ta petite sœur avec sa bonne… – Quelle bonne ? – Elle va arriver… »
    Si quelqu’un avait pensé à m’expliquer qu’il n’était pas possible de loger un bébé et une grande personne dans ma nouvelle chambre, qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, je crois que je l’aurais compris. Mais enlevée ainsi, brutalement, de ce qui petit à petit était devenu pour moi « ma chambre » et jetée dans ce qui m’apparaissait comme un sinistre réduit, jusqu’ici inhabité, j’ai eu un sentiment qu’il est facile d’imaginer de passe-droit, de préférence injuste. C’est alors que la brave femme qui achevait mon déménagement s’est arrêtée devant moi, j’étais assise sur mon lit dans ma nouvelle chambre, elle m’a regardée d’un air de grande pitié et elle a dit : « Quel malheur quand même de ne pas avoir de mère. »
    « Quel malheur ! »… le mot frappe, c’est bien le cas de le dire, de plein fouet. Des lanières qui s’enroulent autour de moi, m’enserrent… Alors c’est ça, cette chose terrible, la plus terrible qui soit, qui se révélait au-dehors par des visages bouffis de larmes, des voiles noirs, des gémissements de désespoir… le « malheur » qui ne m’avait jamais approchée, jamais effleurée, s’est abattu sur moi. Cette femme le voit. Je suis dedans. Dans le malheur. Comme tous ceux qui n’ont pas de mère. Je n’en ai donc pas. C’est évident, je n’ai pas de mère. Mais comment est-ce possible ? Comment ça a-t-il pu m’arriver, à moi ? Ce qui avait fait couler mes larmes que maman effaçait d’un geste calme, en disant : « Il ne faut pas… » aurait-elle pu le dire si ç’avait été le « malheur » ?
    Je sors d’une cassette en bois peint les lettres que maman m’envoie, elles sont parsemées de mots tendres, elle y évoque « notre amour », « notre séparation », il est évident que nous ne sommes pas séparées pour de bon, pas pour toujours… Et c’est ça, un malheur ? Mes parents, qui savent mieux, seraient stupéfaits s’ils entendaient ce mot… papa serait agacé, fâché… il déteste ces grands mots. Et maman dirait : Oui, un malheur quand on s’aime comme nous nous aimons… mais pas un vrai malheur… notre « triste séparation », comme elle l’appelle, ne durera pas… Un malheur, tout ça ? Non, c’est impossible. Mais pourtant cette femme si ferme, si solide, le voit. Elle voit le malheur sur moi, comme elle voit « mes deux yeux sur ma figure ».  
    Personne d’autre ici ne le sait, ils ont tous autre chose à faire. Mais elle qui m’observe, elle l’a reconnu, c’est bien lui : le malheur qui s’abat sur les enfants dans les livres dans Sans Famille, dans  David Copperfield. Ce même malheur a fondu sur moi, il m’enserre, il me tient.
    Je reste quelque temps sans bouger, recroquevillée au bord de mon lit… Et puis tout en moi se révulse, se redresse, de toutes mes forces je repousse ça, je le déchire, j’arrache ce carcan, cette carapace. Je ne resterai pas dans ça, où cette femme m’a enfermée… elle ne sait rien, elle ne peut pas comprendre.
    —  C’était la première fois que tu avais été prise ainsi, dans un mot ?  
    — Je ne me souviens pas que cela me soit arrivé avant. Mais combien de fois depuis ne me suis-je pas évadée terrifiée hors des mots qui s’abattent sur vous et vous enferment.  
    — Même le mot « bonheur », chaque fois qu’il était tout près, si près, prêt à se poser, tu cherchais à l’écarter… Non, pas ça, pas un de ces mots, ils me font peur, je préfère me passer d’eux, qu’ils ne s’approchent pas, qu’ils ne touchent à rien… rien ici, chez moi, n’est pour eux.  

 
    Les petites rues bordées de maisons tristes, rue du Loing, rue du Lunain, rue Marguerin…  
    — Des noms pourtant charmants quand tu les écoutes maintenant…  
    —  Quand je fais un effort pour capter le son délicat, léger, qu’ils doivent avoir aux oreilles d’un touriste… Ou d’un de ceux qui ont eu la chance, ils me l’ont dit plus tard, de trouver dans

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