Enfance
ces petites rues cette discrète, presque tendre bienveillance que répandaient sur moi la rue Flatters ou la rue Berthollet.
Mais quand je les retrouve tels qu’ils étaient en ce temps-là, ces noms, Lunain, Loing, Marguerin, ils reprennent aussitôt, comme ces petites rues, leur aspect étriqué, mesquin… Il me semble qu’à l’abri des façades sans vie, derrière les fenêtres noires, au fond des petites cages sombres des gens à peine vivants se déplacent prudemment, bougent à peine…
Je cours le long de ces maisons, j’entre sous un porche semblable à tous les autres, je franchis l’endroit dangereux où dans sa loge une concierge, redoutée même des adultes, soulève un pan de rideau grisâtre et m’observe… je frotte mes semelles sur le tapis-brosse, j’ouvre avec précaution la double porte vitrée, je grimpe aussi vite que je peux l’escalier ciré, jusqu’au second… ou est-ce le troisième palier ? je sonne, on accourt, on m’ouvre… « Viens, ils sont là. »
Dans la chambre des enfants les objets, les jouets cassés, les meubles défoncés ont un air de liberté, d’insouciance, ils ne demandent qu’à s’amuser, les lits, les divans sont tout prêts à ce qu’on se laisse tomber sur eux en riant, en poussant des petits cris… pas trop fort cependant… « Faites un peu moins de bruit, s’il vous plaît, mes petits… » Une porte s’entrouvre, on entrevoit une pièce toute blanche, un fauteuil de dentiste… « Calmez-vous un peu, j’ai des patients… » Madame Péréverzev vêtue d’une longue blouse blanche tient dans la main un instrument de métal brillant, son visage est tout rond et tout rose et son nez est si retroussé qu’on dit, et ça l’amuse, qu’à travers lui on lit dans sa tête ses pensées. Sa fille Tania a exactement les mêmes narines… on dirait que c’est sa candeur, son espièglerie qui les arrondissent, les dilatent ainsi, retroussent sa lèvre… De son frère, qui a un ou deux ans de plus que nous, je n’ai retenu que le nom, Boris, et ces fous rires auxquels il s’abandonnait, qu’il nous communiquait, que l’interdiction de faire du bruit entretenait et fortifiait, qu’interrompaient des silences pleins à craquer, prometteurs de dangereuses, de voluptueuses explosions.
Parfois s’ouvre une autre porte et apparaît la silhouette mince et sombre de Monsieur Péréverzev… mais maintenant, pour moi, sa tête et celle de Tchékhov se confondent, son pince-nez est posé un peu de travers sur son nez, le cordon noir qui sert à l’attacher pend le long de sa joue, son visage est pensif, un peu triste, il dit d’une voix douce et basse… « Tss, tss, allons, allons, les enfants, laissez-moi travailler. »
À qui s’adressent-elles donc, les cartes postales, les lettres que m’envoie maman ? À qui croit-elle raconter, comme on raconte à un petit enfant, que là où elle passe avec Kolia un mois de vacances les fillettes portent des rubans rouges et de jolis sabots de bois, que la mer est toute bleue et qu’on voit passer dessus des bateaux à voile comme ceux du bassin du Luxembourg, mais ici ce sont des vrais, des grands bateaux…
Elle ne sait pas qui je suis maintenant, elle a même oublié qui j’étais.
Parfois à travers ces récits enfantins filtre comme de la gaieté, de la satisfaction.
J’ai envie de ne plus jamais recevoir aucune lettre, de briser pour toujours ces liens, mais chaque fois les mots tendres, caressants de la fin me retiennent, m’enveloppent… je suis tout amollie, je ne peux pas déchirer le papier sur lequel ces mots ont été tracés, je le range pieusement dans ma cassette.
Je parle le moins possible de maman… Chez mon père tout ce qui peut l’évoquer risque de faire monter et se montrer au-dehors… pas dans ses paroles, mais dans le froncement de ses sourcils, dans le plissement de ses lèvres qui s’avancent, dans les fentes étroites de ses paupières qui se rapprochent… quelque chose que je ne veux pas voir…
— De la rancune, de la réprobation… osons le dire… du mépris.
— Mais je n’appelle pas cela ainsi. Je ne donne à cela aucun nom, je sens confusément que c’est là, en lui, enfoui, comprimé… je ne veux surtout pas que cela se mette à bouger, que cela vienne affleurer…
Mon père lui-même, quand il le faut vraiment, désigne ma mère par le nom du lieu qu’elle habite : « As-tu écrit à Pétersbourg ? » « Tu
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