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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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manger… Il me dit : Tu as écrit à ta mère que tu étais malheureuse ici. Je suis stupéfaite : Comment le sais-tu ? – Eh bien j’ai reçu une lettre de ta mère. Elle me fait des reproches, elle me dit qu’on ne s’occupe pas bien de toi, que tu te plains…
    Je suis atterrée, accablée sous le coup d’une pareille trahison. Je n’ai donc plus personne au monde à qui me plaindre. Maman ne songe même pas à venir me délivrer, ce qu’elle veut c’est que je reste ici, en me sentant moins malheureuse. Jamais plus je ne pourrai me confier à elle. Jamais plus je ne pourrai me confier à personne. Je devais montrer un si total, si profond désespoir que tout à coup mon père, abandonnant cette réserve, cette distance qu’il montre toujours ici à mon égard, me serre dans ses bras plus fort qu’il ne m’avait jamais serrée, même autrefois… il sort son mouchoir, il essuie avec une maladresse tendre, comme tremblante, mes larmes, et il me semble voir des larmes dans ses yeux. Il me dit juste : « Va te coucher, ne t’en fais pas… une expression qu’il a souvent employée en me parlant… rien dans la vie n’en vaut la peine… tu verras, dans la vie, tôt ou tard, tout s’arrange… »
    À ce moment-là, et pour toujours, envers et contre toutes les apparences, un lien invisible que rien n’a pu détruire nous a attachés l’un à l’autre… Je ne sais pas exactement ce que mon père sentait, mais moi, à cet âge-là, je n’avais pas neuf ans, je suis sûre que tout ce qui petit à petit s’est révélé à moi, au cours des années qui ont suivi, je l’ai perçu d’un coup, en bloc… tous mes rapports avec mon père, avec ma mère, avec Véra, leurs rapports entre eux, n’ont été que le déroulement de ce qui s’était enroulé là.  

 
    Nous passons le mois de juillet dans une pension de famille à Meudon pour que mon père, qui maintenant essaie de fonder à Vanves une petite usine fabriquant les mêmes produits chimiques que son usine d’Ivanovo, puisse chaque soir venir nous rejoindre. La maison est située dans un vaste parc sans pelouses, jonché d’aiguilles de pin, planté de grands arbres sombres… Dans la salle à manger vient s’asseoir à une autre table un homme au visage bouffi et blafard que me rappellera plus tard l’acteur qui jouait l’assassin dans le film allemand « M ». Dès que je le regarde, il me fixe comme pour me faire peur de ses yeux très brillants. Son regard immobile, inexpressif, me fait penser au regard des fauves.  
     
    Véra est de plus en plus maigre, son visage est tout jaune, son ventre pointe, j’apprends je ne sais plus comment qu’elle attend un enfant. Et un matin, peu de temps après notre retour à Paris, mon père, qui n’est pas allé travailler, me dit que Véra est depuis la veille au soir dans une clinique et qu’une petite fille est née, une petite sœur pour moi… je la verrai dès que Vera se sentira mieux, elle a énormément souffert et le bébé est encore très faible.
    Nous marchons dans une morne rue longue comme son nom, Ver-cin-gé-to-rix, pour arriver enfin à la clinique. Véra me sourit gentiment, auprès de son lit dans un berceau, je vois un petit être hideux, rouge, violet, avec une énorme bouche hurlante, il paraît qu’il hurle ainsi à s’étrangler jour et nuit. Véra a l’air inquiet, la main posée sur le rebord du berceau, elle le balance. On me dit d’embrasser le bébé, mais j’ai peur d’y toucher, enfin je me décide à poser mes lèvres sur son front plissé que ses cris stridents menacent de faire éclater… Comment va-t-elle s’appeler ? – Hélène… C’est en souvenir de la petite fille qui était née trois ans avant moi et qui est morte de la scarlatine avant ma naissance. J’avais vu sa photo à Ivanovo. Elle était dans les bras de sa nourrice coiffée d’un haut bonnet brodé de perles… Elle ressemblait à maman, mais ses yeux étaient immenses, comme emplis d’étonnement… On m’avait dit que papa l’avait lui-même soignée, bercée dans ses bras et que sa mort lui avait fait tant de chagrin qu’il en était tombé malade.
    —  C’est vrai qu’il avait énormément souffert de sa mort, mais il était tombé malade parce qu’il avait attrapé d’elle la scarlatine.  
    — Je le sais maintenant, mais ce n’est pas ce qu’on m’avait dit et que je croyais encore…  

 
    Quelques jours avant que Véra revienne avec le bébé, je

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