Enfance
Pétersbourg pour demander si on comptait toujours me reprendre, mais il n’y a jusqu’à présent aucune réponse… pourtant en Russie les classes ont commencé depuis le début de septembre… Ne vaudrait-il pas mieux qu’en attendant je suive des cours ? Il y a tout près le cours des demoiselles Brébant qui pourrait me préparer à entrer à l’école communale dans la classe qui correspond à mon âge.
Je n’ai gardé de mon passage assez bref au cours Brébant que le souvenir de mon écriture, jusque-là tout à fait claire, et devenue subitement méconnaissable… je ne comprenais pas ce qu’il lui arrivait… les caractères étaient déformés, contrefaits, les lignes partaient dans tous les sens, je ne parvenais plus à diriger ma main…
Au cours Brébant on montre à mon égard beaucoup de patience, de la sollicitude. Quand on parvient à déchiffrer mon gribouillis, on s’aperçoit que je fais moins de fautes d’orthographe que les autres, j’ai sans doute beaucoup lu pour mon âge. Mais il faut que je recommence à apprendre à écrire. Comme autrefois, quand j’allais à l’école de la rue des Feuillantines, je recouvre à l’encre noire des bâtonnets d’un bleu-gris très pâle, tous alignés sous un même angle… Je rapporte à la maison des cahiers pleins de bâtonnets et aussi de lettres que je dois retracer de la même façon… petit à petit, à force d’application, mon écriture s’assagit, se calme…
C’est apaisant, c’est rassurant d’être là toute seule enfermée dans ma chambre… personne ne viendra me déranger, je fais « mes devoirs », j’accomplis un devoir que tout le monde respecte… Lili crie, Véra se fâche je ne sais contre quoi ni qui, des gens vont et viennent derrière ma porte, rien de tout cela ne me concerne… J’essuie ma plume sur un petit carré de feutre, je la trempe dans le flacon d’encre noire, je recouvre en faisant très attention… il faut qu’il n’y ait aucune bavure… les pâles fantômes de bâtonnets, de lettres, je les rends le plus visibles, le plus nets possible… je contrains ma main et elle m’obéit de mieux en mieux…
Je n’y pense plus jamais, je peux dire que cela m’est complètement « sorti de la tête ». Et un jour voilà que cela me revient… C’est à peine croyable… Comment est-il possible que j’aie pu éprouver cela il y a si peu de temps, il y a à peine un an quand elles arrivaient, s’introduisaient en moi, m’occupaient entièrement… « mes idées » que j’étais seule à avoir, qui faisaient tout chavirer, je sentais parfois que j’allais sombrer… un pauvre enfant fou, un bébé dément, appelant à l’aide… « Tu sais, maman, j’ai mes idées… Je pense que tu as la peau d’un singe… » J’imite comme je peux ce ton que j’avais, un ton éploré, piteux, grotesque… J’essaie de faire revenir… c’est juste pour m’amuser, juste pour rire, je peux me le permettre sans danger… cette appréhension quand je les sentais s’approcher… elles surgissaient à n’importe quel moment, elles venaient de n’importe où, elles s’installaient, s’épanouissaient, chez moi elles étaient chez elles… dans un lieu propice fait pour elles, un lieu malpropre, malsain… Comme il est délicieux, le contraste avec ce que je suis maintenant… comme maintenant mon esprit paraît net, propre, souple, sain… Des idées… pas « mes » idées… plus de ce « mes » louche, de ce « mes » inquiétant… des idées comme chacun en a me viennent comme à tout le monde. Je peux sans crainte penser n’importe quoi. Y a-t-il quelque chose qui puisse me faire honte, qui fasse de moi un pauvre être anormal, un paria ? Rien. Absolument rien. J’aurais beau chercher… je cherche… qu’elle vienne donc, si elle veut, cette « idée »… mais rien ne vient… il n’y en a pas… Tiens, j’en vois une qui ressemble à « mes idées » d’autrefois, à celles que je ruminais tristement dans un coin… je l’appelle, la voici : « Papa a mauvais caractère. Papa se fâche pour rien. Papa est souvent d’une humeur massacrante. » Alors ?… Alors quoi ? Je l’ai pensé et cela n’appartient qu’à moi. Je n’ai à en rendre compte à personne. Mais peut-être que j’exagère, que papa… – Peut-être… L’idée a glissé, elle est passée… elles sont discrètes maintenant, les idées, elles ne font que me traverser,
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