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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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souviens de mon père que dans le petit appartement triste et comme pas complètement habité de la rue Marguerin… et de son accueil étrange, si différent de tous ses accueils précédents… un peu froid, compassé… et la jeune femme… « Tu reconnais Véra ? tu t’en souviens ? » Je dis oui, mais j’ai du mal à reconnaître cette très jeune femme aux joues rondes et roses, si svelte et agile dans son costume d’homme, une mèche échappée du chapeau melon, qui me faisait tourner, me soulevait, tombait avec moi, essoufflée, s’étendant avec son mouchoir, riant aux éclats… elle ne ressemblait pas à cette dame aux cheveux disposés en rouleaux de chaque côté de la tête, sagement lissés, pas une mèche ne dépasse, son visage allongé est très pâle, ses lèvres minces et droites, les dents du bas avançant et recouvrant celles du haut, s’étirent comme pour faire semblant de sourire et il y a dans ses yeux très clairs, très transparents, quelque chose… il n’y avait rien de pareil dans les yeux encore plus clairs et transparents de Gacha… oui, quelque chose que je n’avais jamais remarqué chez personne… comme une petite flamme inquiétante…  

 
    J’occupe ici comme à Pétersbourg une des chambres sur la rue. Il n’y a plus dehors de lumière argentée, ni quelque part plus loin de vastes espaces de glace, de neige scintillante… mais une lumière un peu sale, enfermée entre des rangées de petites maisons aux façades mornes…  
    — Mortes, devrais-tu dire, sans avoir peur d’exagérer.  
    —  Oui, sans vie. Il est curieux que ces mêmes maisons, quand j’habitais rue Flatters, m’aient paru vivantes, je me sentais protégée, enveloppée doucement dans leur grisaille jaunâtre… et elles conduisaient aux amusements, à l’insouciance des jardins du Luxembourg où l’air était lumineux, vibrant.
    Ici les petites rues compassées menaient au parc Montsouris. Son seul nom me semblait laid, la tristesse imbibait ses vastes pelouses encerclées de petits arceaux, elles étaient comme plaquées là pour rappeler de vraies prairies et vous en donnaient une nostalgie par moments déchirante… tu m’accorderas que le mot n’est pas trop fort.
    C’est là que j’allais faire semblant de jouer, auprès de Véra, aux pâtés, au cerceau, ou en courant sur le gravier des allées bordées d’arceaux. Même les chevaux de bois ici ne me tentaient pas.  
    Mes soirées, quand j’étais dans mon lit, étaient consacrées à maman, à pleurer en sortant de sous mon oreiller sa photo, où elle était assise auprès de Kolia, à l’embrasser et à lui dire que je n’en pouvais plus d’être loin d’elle, qu’elle vienne me chercher…
    Il avait été entendu entre maman et moi que si j’étais heureuse je lui écrirais : « Ici je suis très heureuse », en soulignant « très ». Et seulement « Je suis heureuse », si je ne l’étais pas. C’est ce qu’un jour je m’étais décidée à lui écrire à la fin d’une lettre… je n’avais plus la force d’attendre encore plusieurs mois, jusqu’en septembre, qu’elle vienne me reprendre. Je lui ai donc écrit : « Je suis heureuse ici. »
    Quelque temps après, mon père m’appelle. Je le voyais très peu. Il partait le matin vers sept heures, quand je dormais, et rentrait le soir très fatigué, préoccupé, le repas s’écoulait souvent en silence. Véra parlait très peu. Les mots qu’elle proférait étaient toujours brefs, les voyelles comme écrasées entre les consonnes, comme pour que chaque mot prenne moins de place. Même mon nom, elle le prononçait en supprimant presque les a. Ce qui devenait un son – ou plutôt un bruit étrange – N’t’che…
    Après le dîner, mon père, je le sentais, était content que j’aille me coucher… et moi-même je préférais aller dans ma chambre.  
    — Tu ne faisais pas qu’y pleurer…  
    —  Non, je devais lire, comme toujours… Je me souviens d’un livre de Mayne Reid, que mon père m’avait donné. Il l’avait aimé quand il était petit… moi il ne m’amusait pas beaucoup… peut-être étais-je trop jeune… huit ans et demi… je m’évadais des longues descriptions de prairies vers les tirets libérateurs, ouvrant sur les dialogues.
    Donc quelques jours après mon envoi de cette lettre à maman, mon père me retient après le dîner et m’amène dans son bureau qu’une porte vitrée sépare de la salle à

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