Enfance
as une lettre de Pétersbourg. » Les mots « ta mère » qu’il employait autrefois, maintenant, je ne sais pourquoi, ne peuvent plus lui passer les lèvres.
Et voilà qu’un jour, sous le regard de mon père que je sens posé sur mon visage, un regard qui s’attarde, ne le quitte plus, je relève un de mes sourcils comme le fait maman, j’ouvre mes yeux : tout grands, je les fixe devant moi très loin, mes yeux comme ceux de maman s’emplissent d’étonnement, de désarroi, de candeur, d’innocence…
Mon père regarde toujours ce que je tiens étalé, immobile devant lui…
Mais ce n’est pas moi, c’est lui, c’est son regard à lui qui a fait venir cela sur mon visage, c’est lui qui le maintient…
— On aurait pu croire que ce que son regard ferait apparaître, ce serait plutôt l’air fermé et dur que ta mère avait parfois, celui qu’elle avait dû le plus souvent lui montrer et qu’il devait le mieux connaître.
— Si je l’avais senti, c’est cet air-là que j’aurais pris et je l’aurais encore durci… par défi… comme on le fait parfois en pareil cas…
— Oui, et aussi par désespoir…
— Mais ce n’est pas cet air que mon père a cherché sur mon visage, ce n’est pas lui qu’il a voulu retrouver, et ce qui est arrivé ensuite prouve que j’avais senti juste. Il s’est tourné vers l’ami qui était là, c’était l’ami commun de mes parents qui m’avait amenée de Berlin… nous étions seuls tous les trois… et mon père, détachant enfin ses yeux de moi, s’est tourné vers lui et lui a dit : « C’est étonnant comme par moments Natacha peut ressembler à sa mère… » et dans ces mots quelque chose d’infiniment fragile, que j’ai à peine osé percevoir, je craignais de le faire disparaître… quelque chose a glissé, m’a effleurée, m’a caressée, s’est effacé.
« Ce n’est pas ta maison »… On a peine à le croire, et pourtant c’est ce qu’un jour Véra m’a dit. Quand je lui ai demandé si nous allions bientôt rentrer à la maison, elle m’a dit : « Ce n’est pas ta maison. »
— Tout à fait ce que la méchante marâtre aurait pu répondre à la pauvre Cendrillon. C’est ce qui t’a fait hésiter…
— En effet, je craignais qu’en revivant cela, je ne me laisse pousser à faire de Véra et de moi des personnages de contes de fées…
— Il faut dire que Véra, par moments, quand on s’efforce de l’évoquer, donne le sentiment de décoller du réel, de s’envoler dans la fiction…
— Mais ne pourrait-on pas, cette fois, pour se maintenir dans la réalité, essayer d’imaginer que ces paroles, elle les a prononcées parce qu’il restait entendu que ma mère allait me reprendre, il ne fallait pas trop m’habituer à me sentir chez moi dans une maison que je devrais bientôt quitter… elle voulait m’éviter un nouveau déchirer ment…
— Admettons-le… Et admettons aussi qu’elle commençait peut-être à craindre que tu ne restes ici… c’était pour cette jeune femme une lourde charge… tout à fait imprévue… rien n’avait pu lui faire penser qu’elle devrait pour toujours l’assumer… et quand tu lui as fait entendre que c’était ta maison où tu comptais rentrer, elle n’a pas pu se retenir, elle n’a pas su arrêter l’impulsion qui la poussait à t’arracher à cette maison, à t’empêcher de t’y installer comme chez toi… Ah non, pas ça… « Ce n’est pas ta maison. »
— Il faudrait pour retrouver ce qui a pu faire surgir d’elle ces paroles réentendre au moins leur intonation… sentir passer sur soi les fluides qu’elles dégagent… Mais rien n’en est resté. Il est probable qu’elles ont par leur puissance tout écrasé… même sur le moment rien en elles, rien autour d’elles d’invisible, rien à découvrir, à examiner… je les ai reçues closes de toutes parts, toutes nettes et nues.
Elles sont tombées en moi de tout leur poids et elles ont une fois pour toutes empêché qu’« à la maison » ne monte, ne se forme en moi… Jamais plus d’« à la maison », tant que j’ai vécu là, même quand il fut certain que hors de cette maison il pouvait y en avoir pour moi aucune autre.
On est en octobre, les classes ont commencé, tous les enfants que je connais vont à l’école… j’aimerais bien y aller aussi, j’ai déjà neuf ans… mon père me dit qu’il a écrit à
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