Enfance
elles m’obéissent, c’est moi qui décide de les retenir, de les faire rester le temps qu’il faut, quand il m’arrive d’avoir envie de les examiner, avant de les congédier. Aucune ne peut me faire honte, aucune ne peut m’atteindre, moi. Oh que je me sens bien… Jamais plus ça ne m’arrivera. Jamais…
— Mais si tu étais revenue là-bas ? Es-tu sûre de n’avoir pas redouté, même un seul instant, même très fugitivement que là-bas, auprès de ta mère, ça puisse te reprendre ?
— Je ne le pense pas. Il me semble qu’à ce moment-là, j’ai cru posséder pour toujours une force que rien ne pourrait réduire, une complète et définitive indépendance.
Quand Monsieur Laran vient chez mon père, il amène avec lui son fils Pierre qui a mon âge. Mon père estime beaucoup Monsieur Laran, c’est un savant, il enseigne dans une grande école, je crois que c’est à l’« École des Mines ». Mon père dit que Pierre est très intelligent, très fort en sciences, toujours le premier de sa classe. Je dois passer avec lui une grande partie de l’après-midi, et nous devons prendre l’air, il faut que nous allions jouer au parc Montsouris.
Nous marchons côte à côte dans la grande avenue morne. Pierre ressemble beaucoup à son père mais il paraît plus vieux que lui. Je sais bien qu’il devait être vêtu comme l’étaient les petits garçons de son âge, mais quand je le revois maintenant, je dois effacer le chapeau melon que je vois sur sa tête et le remplacer par un béret de matelot, je dois lui enlever le haut faux col blanc de son père, dénuder son cou, poser sur ses épaules un large col marin, transformer son pantalon en culotte courte… mais aucun de ces changements ne me permet de le transformer en petit garçon. C’est un vieux monsieur avec qui je me promène. Vieux et triste. On voit qu’il en sait long… sur quoi ? Je n’en sais rien, sur toutes sortes de choses que j’ignore… Il écoute mon babil d’enfant… mais il est rare que j’arrive, comme avec presque toutes les grandes personnes, à le faire sourire.
À la fin, je ne fais plus d’efforts. Nous nous taisons. Je pense à toutes sortes de choses qui m’amusent… Et lui ? Je ne me demande pas à quoi il pense, je suis trop occupée à préparer mon numéro… pour demain… non, demain ce sera lundi, mais jeudi, quand j’irai chez Micha… « Alors, tu t’es amusée ? – Non, idiot, et je ne te le pardonnerai pas… Tu aurais vraiment pu venir. Ton père est venu… » Monsieur Agafonoff est un savant aussi. En Russie il enseignait la géologie aux étudiants, il a écrit des livres. Quand il est arrivé et qu’on lui a demandé pourquoi il n’avait pas amené Micha il a fait une grimace, il a levé la main d’un geste désolé, tout son être irradiait de tendresse, de fierté, et il a dit… « Comment voulez-vous que j’arrive à attraper mon vaurien, je ne sais pas où il a disparu. »
Moi je le sais… « Jamais je n’ai vu un égoïste comme toi. Tu pouvais faire ça pour moi. » Mais je savoure déjà ce qui se prépare… et Micha me tend la perche… « Allons, raconte, c’était intéressant ? Où êtes-vous allés ? – Tu ne mérites pas que je te le raconte… – Mais si, tu ne peux pas le garder pour toi. Ça devait être désopilant… – Mais alors je commence depuis le début… Nous descendons l’escalier… Pierre me laisse passer dans la porte…
— C’est pas vrai… »
La mère de Micha est entrée, elle s’assoit dans un fauteuil, elle me regarde gentiment de ses yeux verdâtres, son visage délicat et doux est blême, presque gris, elle chiffonne toujours dans sa main un petit mouchoir de batiste… elle est très malade… peut-être qu’elle le sait, Micha ne m’en parle jamais… mais elle rit quand même très facilement… Elle dit : « Il n’y a pas de quoi rire. Pierre est très bien élevé… » Nous ne demandons que ça… « Très bien élevé. Il est très bien élevé ! » Je peux continuer mon numéro. Il n’y a rien que j’aime tant qu’imiter les gens. Et qui trouver de mieux fait pour être imité que Pierre ? Je l’imite en train d’ouvrir la porte devant moi. Je m’imite inclinant dignement la tête comme une dame. Et puis je m’avance posément, je fais semblant de m’arrêter au bord d’un trottoir comme on doit le faire… je regarde prudemment d’un côté puis de l’autre… Nous
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