Enfance
dans sa tête et la pauvre ne s’en doute pas, il n’y a rien à faire, elle est ainsi faite… mais au-dehors à quoi est-ce qu’on s’en aperçoit ? Qu’est-ce que l’oncle voit ? Il lui parle exactement comme à tout le monde… mais moi, quand elle m’interdit ou me recommande de faire telle ou telle chose… quand elle dit ce qu’elle pense de quoi que ce soit… est-elle capable de penser ? peut-elle comprendre ? puisqu’elle est « bête ».
C’est pénible de ne pas pouvoir me fier à ce qu’elle me dit, d’être obligée de toujours m’interroger et il n’y a personne à qui me confier. À qui peut-on révéler pareille chose ?
— Il me semble qu’un jour, peu de temps après ton arrivée, avant la naissance de Lili, quand elle s’occupait de toi le mieux qu’elle pouvait… est-ce que je rêve ? est-il possible que tu aies fini par fondre en larmes et que tu lui aies dit…
— C’est à peine croyable, mais je le revois… J’ai réfléchi comme j’ai pu à ce que Véra venait de me demander de faire, puisqu’il ne m’est pas possible de croire tout ce qu’elle me dit, j’ai trouvé qu’elle n’avait pas raison, j’ai donc refusé de l’écouter…
— Mais qu’était-ce donc ?
— Je ne sais pas, je ne retrouve pas mon désespoir, ma solitude, ce poids énorme dont j’ai besoin de me délivrer… elle m’interroge, elle ne comprend pas… « Pourquoi es-tu si entêtée ? Pourquoi est-ce que tu refuses de m’écouter ?… – Je ne peux pas le dire… – Mais si, dis-le… – Non, je ne peux pas… et enfin, entre mes sanglots… Je ne peux pas t’écouter parce que… parce que… tu… es… bête… On me l’a dit… – Mais qui ? » Je ne sais pas combien de temps il a fallu à ces mots qui m’étouffaient pour se frayer un chemin et lui exploser au visage : « C’est l’oncle qui est venu me chercher à Berlin… il l’a dit à maman. »
Aussi invraisemblable que ce soit, il est malheureusement certain que ça s’est passé. Mais c’était au début de mon séjour à Paris, quand j’étais encore ce faible petit enfant titubant, à peine sorti de ses « idées », qui s’accrochait, se confiait, avouait, risquait d’exaspérer, de provoquer la rancune, l’hostilité pour ne pas rester seul, à l’écart, portant en lui-même quelque chose qu’il ne faut laisser voir à personne, et qui le ronge, le possède…
Mais je suis ici depuis près de deux ans, je ne suis plus cet enfant fou… Les mots « Véra est bête » ne me reviennent plus… D’ailleurs aucun mot ne vient s’appliquer sur elle…
— Quand on y pense, tu ne lui en as jamais appliqué aucun. Même « méchante »…
— C’est curieux, quand il m’est arrivé d’entendre d’autres enfants dire que ma belle-mère était méchante, cela me surprenait… aussitôt surgissaient des images qui ne trouvaient pas de place dans « méchante »…
En tout cas, quand elle m’a dit, et elle a dû me le dire plus d’une fois, « Parce que ça ne se fait pas »… « Véra est bête » n’a pas été comme ces anticorps qui permettent à l’organisme de lutter contre une invasion de microbes. Non, dans ce cas, « Véra est bête », même si je l’avais eu à ma disposition, n’aurait pas pu me servir d’antidote.
J’avais touché à quelque chose dont une fois pour toutes elle s’est interdit de s’approcher, elle n’est pas à ce point stupide, elle n’a pas de temps à perdre.
« Ça ne se fait pas » arrête tout examen, rend inutile toute discussion.
« Ça ne se fait pas » est comme ces empereurs orientaux d’autrefois devant qui leurs sujets s’inclinaient sans jamais oser lever leurs yeux jusqu’à leur face.
Et moi, j’avais eu l’outrecuidance de vouloir observer de près, palper… qu’y a-t-il donc là qui empêche ?… « Pourquoi ne peut-on pas faire ça ? »
Et ce qui dans mon esprit avait permis à ces mots absurdes, indécents de se former, de grandir, de remuer, de se montrer, avait reçu un bon coup de règle bien appliqué : « Parce que ça ne se fait pas. »
Un coup bien mérité quand on était assez niais, assez présomptueux pour vouloir se faire expliquer, pour vouloir comprendre… pourquoi pas pour juger ?… ou même, si l’explication ne paraît pas satisfaisante, pour aller faire, à la barbe de la terre entière, ce qui ne se fait pas ?
Quand on
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