Essais sceptiques
établir aucune vérité de façon sûre, il fut obligé de l’admettre. De fait, la logique fournissait une connaissance, qui était, par nature, hypothétique. Dans le syllogisme, les prémisses doivent provenir de « l’extérieur ». On les fait simplement passer au laminoir. Le syllogisme est neutre. Dans les
Principia Mathematica
, Russell avait émis le doute que la logique fût, par nature, contradictoire : il ne parvint jamais à s’en débarrasser de façon satisfaisante, bien qu’il se fût vaillamment acharné à le dissiper. On peut citer un de ses exemples favoris. Prenons le cas d’un homme qui déclare, à propos de tout ce qu’il dit : « Je mens ». On se demande alors : « Ment-il en disant cela ? S’il ment, il dit alors la vérité ; mais s’il dit la vérité, c’est qu’il ment ». Bien que Russell soutînt que de tels paradoxes trouvent leur solution dans l’énoncé : « Une classe de classes qui ne font pas partie d’elles-mêmes », son embarras demeurait.
Une contradiction plus profonde s’éleva : elle résultait du conflit entre le désir humain de certitude et l’aveu que les assertions scientifiques sont fondées sur des hypothèses mathématiques. Sur ce sujet, Russell a écrit quelques-unes de ses pages les plus éloquentes et même parfois émouvantes : « Je n’éprouve plus aucune satisfaction mystique dans la contemplation de la vérité mathématique… La splendide certitude que j’avais toujours espéré trouver dans les mathématiques s’était perdue dans un dédale ahurissant… Ce qui disparaissait c’était l’espoir d’atteindre la perfection, la finalité et la certitude. » Cependant, il a confessé, avec l’honnêteté qui le caractérise, qu’il n’avait pas complètement renoncé à ses croyances antérieures : « Quelque chose en était resté, et demeure encore en moi ».
Comme il va nous être donné de le remarquer, Russell est obligé d’admettre que « la majeure partie de la philosophie vise à l’a-priori » (
Sceptical Essays
, Essais sceptiques) et cela implique la majeure partie de la philosophie qu’il admire. En l’appelant le « sceptique passionné », son biographe Alan Wood, aujourd’hui disparu, avait trouvé l’expression juste. La passion inspire non seulement son aversion pour l’imposture, la mauvaise foi, la cruauté et l’injustice, mais aussi son immense désir d’arriver en philosophie à une position que le doute ne puisse jamais atteindre. Lorsque, sous l’influence de Wittgenstein, il fut obligé de reconnaître que les propositions mathématiques sont tautologiques, il ressentit en son âme une douleur aussi profonde que lorsque, à la déclaration de guerre en 1914, il avait compris qu’il était « impossible de continuer à vivre dans le monde des abstractions ». L’œuvre entière de Russell reflète son tourment intérieur,
l’Angst
d’un homme qui est condamné au scepticisme et ne peut se résoudre avec sérénité à la peine qui lui est imposée. C’est ainsi qu’il y a deux Russell tourmentés par un conflit permanent : d’une part le sceptique passionné, et d’autre part le sceptique qui ne peut accepter passivement les limites du scepticisme. Car le scepticisme considéré comme fin, est incompatible avec cette foi en la liberté qu’il a soutenue avec tant d’ardeur. Dans l’un de ses plus célèbres essais « La dignité de l’homme libre » (1903), il établit les fondements d’un stoïcisme qui souleva beaucoup d’admiration. Cependant le concept même de dignité dans un tel domaine, implique l’idée de valeur et de mérite ; et la valeur est soit un concept métaphysique, soit une création de l’imagination. Il est curieux de remarquer que quelques prétendus réalistes, parmi lesquels se trouve Russell, pour répudier le transcendantal, vont jusqu’à se soumettre à des critères sans garantie par rapport à leurs croyances. « Sans conscience des fins, dit Russell, d’une façon significative, dans
Authority and the Individual
(L’individu et l’Autorité), la vie devient morne et insipide ». Dans le même ouvrage, il remarque que « la science en elle-même est neutre, ni bonne ni mauvaise, et nos conclusions quant à l’échelle des valeurs à attribuer aux objets, viennent d’un autre domaine que celui de la science ». Mais quel est, pour Russell, cet autre domaine ? Nous pouvons en vain chercher une réponse du
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