Essais sceptiques
à ce genre d’exercice pour comprendre ce livre, qui est une des productions les plus extraordinaires du cerveau humain ; l’Introduction, que Russell rédigea entièrement seul, est l’unique passage de prose ininterrompue dans un volume rempli surtout par des équations. L’énorme manuscrit fut livré aux éditeurs, en fiacre.
Il était, en même temps, toujours attiré par les fonctions publiques. En 1907 il chercha à entrer au Parlement ; ce fut le premier d’une série d’essais infructueux. Sa deuxième tentative, aux côtés des libéraux, échoua : on lui reprochait d’être ouvertement un libre penseur. Pendant les quelques années qui suivirent, qui furent celles de la guerre, et en fait, pendant de nombreuses années encore, l’Église ne cessa pas d’entraver sa carrière. Son opposition à la guerre lui valut d’être emprisonné quelque temps, et d’être privé de sa chaire à Cambridge. Au cours de sa quatre-vingt-neuvième année, il fut de nouveau condamné à la prison pendant une courte période : pour incitation à la résistance passive dans la lutte contre les armements nucléaires.
Cependant Russell devait tirer profit de sa première expérience en prison : il y consacra une partie de son temps à la rédaction d’un ouvrage de vulgarisation :
Introduction to Mathematical Philosophy
(Introduction à la Philosophie Mathématique), choix qu’il fit après s’être engagé à ne rien écrire de subversif. Il rédigea aussi l’un de ses livres les plus vigoureux, et subversif, de l’aveu général :
Roads to Freedom
(Les Chemins vers la Liberté), un essai exposant une philosophie anarchique ou syndicaliste. Malgré ses convictions sociales révolutionnaires, Russell ne succomba jamais, à ce moment-là ou plus tard, aux attraits du marxisme. Par cette attitude il montra qu’il comprenait la nature de la tyrannie, beaucoup mieux que certains de ses contemporains intellectuels : Russell avait beau haïr l’autoritarisme de l’extrême-droite, cela ne le mena jamais jusqu’à approuver, par réaction, celui de l’extrême-gauche. Il ne voyait pas de raison pour supposer que la dictature du prolétariat fût préférable à celle d’un seul homme.
Dans la période qui suivit la guerre, la philosophie de Russell ne reflétait plus que les derniers vestiges de cet idéalisme philosophique qu’il avait maintenant éliminé de son système : car il sentait plus clairement combien la philosophie et la logique abstraites étaient limitées et il se préoccupait également du bouleversement mondial. L’ascendant de Leibniz, étudié dès le début du siècle, et qui avait marqué son premier traité de philosophie pure, ajouté à l’influence grandissante de Moore et à celle de Wittgenstein de retour de captivité, à Cambridge, joua un rôle décisif dans sa conversion. Comme il l’écrivit plus tard dans :
My philosophical Development
(L’Histoire de mes pensées philosophiques) : « Au dire de Bradley chaque donnée du sens commun n’est qu’apparence ; soutenant une thèse opposée à l’extrême, nous pensâmes que : a une réalité chaque chose
(everything)
que le sens commun, dégagé des influences de la philosophie ou de la théologie, admet comme réelle. Avec l’impression de nous échapper de cette prison d’arguments, nous avons pris la liberté de penser que l’herbe est verte, et que le soleil et les étoiles existeraient même si personne n’en prenait conscience. Le monde, de pauvre et logique qu’il était, devint soudain une réalité riche et variée. » Il exultait dans sa liberté intellectuelle reconquise. À Oxford, répondant un jour à un philosophe idéaliste qui soutenait que la vérité est faite d’idées conçues dans l’absolu, Russell lança cette repartie : « Voulez-vous dire par là que si l’Absolu cesse de penser aux cheveux qui sont sur ma tête, je vais devenir chauve ? »
Russell soutenait que la logique est, par nature, contradictoire
Malgré sa conversion philosophique, Russell renonçait avec peine à croire en « un monde pluraliste d’idées platoniciennes, libéré du temps ». De fait, ses études de logique mathématique ne réussirent pas à « liquider » un reste d’idéalisme dans sa conception des mathématiques, et même dans ses perspectives générales en philosophie. Que les théories d’Euclide ne nous renseignent nullement sur le monde réel, et que la logique ne puisse
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