Essais sceptiques
Russell a su atteindre par ses écrits un public mondial de « laïques » et ainsi entretenir un débat fertile autour de problèmes posés dans différents domaines de haute actualité. En poursuivant cette tâche, il a développé un art d’écrire qu’on ne retrouve que chez une rare élite d’écrivains. Lire le philosophe Russell, remarque M. Österling, offre souvent le même plaisir que d’écouter le porte-parole sans gêne de G.B. Shaw quand il lance ses propos hardis et irrespectueux dans des comédies spirituelles. Enfin l’orateur tint à souligner combien la pensée de Russell correspondait aux idées qui avaient guidé Alfred Nobel lorsqu’il fonda ses Prix. À la fois sceptiques et utopistes, tous les deux envisageaient le monde dans une sombre perspective, mais ils gardaient la conviction qu’il serait toujours possible d’amener les hommes à agir, finalement, selon les lois de la Raison. L’Académie suédoise avait donc cru honorer Alfred Nobel lui-même en honorant, à l’occasion du cinquantenaire de la Fondation qui porte son nom, précisément Bertrand Russell.
Lord Russell, dans sa réponse donnée le lendemain en forme de conférence publique sur les tendances actuelles de la politique mondiale, n’omit pas d’affirmer encore une fois sa foi inébranlable en l’intelligence humaine, seule capable de rendre heureux ce monde où nous vivons tant bien que mal, à condition de se laisser réformer par des méthodes éprouvées d’éducation. Il convient de rappeler que cette profession de foi optimiste fut rédigée et prononcée au moment où venait d’éclater une nouvelle guerre à répercussions lointaines : la guerre de Corée.
DISCOURS DE RÉCEPTION
PRONONCÉ PAR
ANDERS ÖSTERLING
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE SUÉDOISE
LORS DE LA REMISE DU
PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE
À
BERTRAND RUSSELL
LE 10 DÉCEMBRE 1950
Sire,
Excellences,
Mesdames,
Messieurs,
L’important ouvrage sur la philosophie occidentale que Bertrand Russell, alors âgé de 72 ans, a publié en 1944, contient de nombreuses réflexions caractéristiques qui nous donnent une idée sur la façon dont il peut lui-même, tout comme nous, considérer sa vie longue et laborieuse. Il a dit quelque part, en parlant des philosophes présocratiques : « En étudiant un philosophe, l’attitude correcte n’est pas de ressentir de la vénération ou du mépris, mais d’abord une sorte de sympathie immédiate jusqu’au moment où l’on est à même de savoir ce que l’on est capable de croire dans ses théories, et seulement alors intervient une reprise de l’attitude critique qui doit ressembler autant que possible à l’état d’esprit de quelqu’un qui abandonne des opinions admises jusque-là. »
Dans un autre passage de la même œuvre, il écrit : « Il n’est pas bon d’oublier les questions que pose la philosophie, ni de nous persuader que nous leur avons trouvé des réponses indubitables. Enseigner à vivre sans certitude et même sans être paralysé par l’hésitation, c’est peut-être la chose principale que la philosophie, à notre époque, doit encore apporter à ceux qui l’étudient. »
Avec son intelligence supérieure, Russell a été, pendant un demi-siècle, au centre du débat public, attentif et toujours prêt au combat, toujours aussi actif jusqu’à ce jour, avec, derrière lui, une vie d’écrivain d’une importance considérable. Ses travaux dans le domaine des sciences traitant de la connaissance humaine et de la logique mathématique font époque et ont été comparés aux acquisitions fondamentales de Newton en mécanique. Cependant ce ne sont pas des résultats obtenus uniquement dans des branches spécialisées de la science que le Prix Nobel est censé principalement récompenser. Ce qui est important, à notre point de vue, c’est que Russell ait adressé aussi souvent ses ouvrages à un public de profanes, et, ce faisant, qu’il ait réussi de façon aussi heureuse à maintenir vivant l’intérêt à l’égard de la philosophie en général.
L’œuvre de toute sa vie est une défense encourageante de la réalité du sens commun. En tant que philosophe, il continue la ligne de l’empirisme anglais classique de Locke et de Hume. Son altitude envers les dogmes idéalistes est des plus indépendantes et souvent même d’opposition. Les grands systèmes philosophiques, tels qu’ils ont évolué sur le continent, il les
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