Essais sceptiques
tout au long de l’année et répétitions de piano pendant une demi-heure, avant l’allumage des feux. Bien qu’il y eût huit domestiques, les repas étaient d’une « simplicité spartiate ». En évoquant cette époque, Russell remarque que « seule la vertu était tenue en haute estime, et cela aux dépens de l’intelligence, de la santé, du bonheur et de tout ce que le monde offre d’agréable ». Le jeune garçon, livré à lui-même, acquit cette habitude d’introspection, qui comme cela est fréquent, conduit aux spéculations philosophiques. Cela détermina également la mélancolie dont nous avons parlé. En outre il ne connut pas les bienfaits de la vie d’écolier : intérêts nouveaux et camaraderie ; des précepteurs s’occupèrent, chez lui, de son instruction.
Bien qu’on ne trouve pas chez Russell l’extrême précocité de John Stuart Mill – un enfant né et élevé dans une ambiance familiale comparable par son austérité – il donna de bonne heure des espérances intellectuelles. Il y eut un moment important dans son enfance : alors qu’il avait onze ans, il commença, guidé par son frère, l’étude de la géométrie. Cela stimula aussitôt ses aptitudes et sa dévotion pour les mathématiques. Il dit avoir une dette éternelle envers cette discipline. C’était elle, qui, pour la première fois, donnait un sens à l’existence, ou tout au moins laissait entrevoir un royaume de vérité éternelle : avec cette espérance, vivre devenait supportable. Alors que pour certains enfants les mathématiques sont synonymes de supplice et de contrainte, pour Russell elles se révélèrent la source d’une joie profonde et d’une exaltation grandissante. Ce monde d’une abstraite perfection l’absorba intégralement et Russell pense qu’il fut ainsi détourné de ses tendances naturelles au suicide.
Non seulement il se passionnait pour les mathématiques, mais il était encore un lecteur insatiable. L’histoire et la littérature devinrent ses préoccupations constantes ; il apprit par cœur beaucoup de poésies. D’ailleurs, par la suite, il lui fut fort utile de s’être plongé tôt dans les humanités. Tous les ouvrages de Russell, même le plus petit essai sur un thème donné, sont empreints d’un vaste savoir, parfois mystérieux, parfois hors de propos, mais toujours intéressant. Comme beaucoup de grands victoriens, Russell, malgré les doutes religieux qui l’assaillirent vers l’âge de seize ans, acquit une profonde connaissance de la Bible. Le futur sceptique ne cessa jamais de prendre pour point d’appui la littérature consacrée à la foi, provoquant la surprise et la déconvenue chez ses adversaires religieux.
Sa vie universitaire fut « un dialogue platonicien journalier »
Son admission à l’Université de Cambridge ne marqua pas pour Russell le début d’un nouveau chapitre de sa vie, mais celui d’un livre entièrement nouveau. Il rompait avec la vie d’austérité. Trinity College, un établissement qui devait jouer un rôle si important dans sa carrière, avait toujours attiré des professeurs et des étudiants d’une grande distinction d’esprit ; cette époque-là vit briller une galaxie exceptionnelle. Nommer quelques-uns seulement des contemporains de Russell, c’est déjà dresser une liste d’hommes dont la renommée est fermement établie dans l’histoire de la philosophie anglaise : McTaggart, Ward, Sidgwick, Whitehead, Moore, Ramsey, Broad, (le seul, avec Russell, actuellement vivant) et plus tard Wittgenstein. Sous la devise de « haute gravité » prêchée si ardemment par Matthew Arnold, ces penseurs, ainsi que des centaines de candidats aux distinctions universitaires, menèrent une vie qui, estime-t-on aujourd’hui, était trop privilégiée, isolée du monde et sans « engagement ». Un fossé infranchissable s’est creusé entre cette époque-là et l’ère de la télévision où les
undergraduates
(1) organisent de frénétiques « cocktail-parties » ou pratiquent intensément le sport. En ce qui concerne la vie universitaire en Grande-Bretagne, le choc de la première guerre mondiale marqua la fin d’une tradition intellectuelle. Malgré une évolution certaine, cette tradition avait maintenu, en partie, l’atmosphère de l’Académie de Platon et du Lycée d’Aristote, de même que leurs classiques et leurs loisirs raffinés. La vie universitaire à ce niveau exceptionnel était « un
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