Essais sceptiques
avec deux Chambres. Les raisons qu’on nous donne de ces conceptions sont soigneusement camouflées, si bien que même leurs auteurs méconnaissent leur liaison avec les désirs humains : on la dérive, extérieurement, de sources aussi sèches que la logique et l’analyse des propositions. Mais les sophismes révèlent l’influence des désirs ; ils tendent tous dans le même sens. Quand nous faisons une addition, il est bien plus probable que nous nous trompons à notre avantage plutôt qu’à notre désavantage ; et quand nous raisonnons, nous sommes plus enclins à nous exposer à des illusions qui favorisent nos désirs qu’à des illusions qui les contrecarrent. Ainsi, il arrive qu’en étudiant les soi-disant penseurs abstraits, ce sont leurs erreurs qui nous donnent la clé de leur personnalité.
Plusieurs pourraient nous opposer cette affirmation que même si les systèmes inventés par les hommes sont faux, ils sont inoffensifs et réconfortants, et qu’on devrait les laisser tranquilles. Mais, en réalité, ils ne sont pas inoffensifs, et la misère que les hommes supportent par leur faute est trop chèrement payée pour la consolation qu’ils apportent. Les maux de la vie dérivent en partie de causes naturelles, et en partie de l’hostilité des hommes les uns pour les autres. Aux époques reculées, la rivalité et la guerre étaient nécessaires pour se procurer de la nourriture que seuls les vainqueurs pouvaient posséder. Actuellement, grâce à la domination sur les forces naturelles que la science a commencé à nous permettre, il y aurait plus de bonheur et de bien-être pour tous, si, au lieu de nous consacrer à la conquête des uns par les autres, nous nous consacrions tous à celle de la Nature. La conception de la Nature comme une amie, et parfois même comme une alliée dans nos luttes contre d’autres hommes, nous induit en erreur sur la véritable place de l’homme dans le monde, et distrait ses énergies tendues à la lutte pour le pouvoir scientifique, qui est la seule pouvant apporter un bien-être continu à la race humaine.
Sans tenir compte d’aucun argument utilitaire, la recherche d’un bonheur fondé sur des croyances fausses n’est ni très noble, ni très glorieuse. Il y a une joie pure dans la connaissance intrépide de notre véritable place dans le monde, et un drame plus profond que n’importe quel problème posé par ceux qui se cachent derrière les murs clos d’un mythe. Il existe des « mers périlleuses » dans l’univers de la pensée, où ne peuvent s’embarquer que ceux qui sont prêts à affronter leur propre impuissance physique. Et, ce qui compte plus que tout, on se libère ainsi de la tyrannie de la Peur qui souille la lumière du jour et rend les hommes vils et cruels. Aucun homme n’est libéré de la peur s’il n’ose concevoir sa place dans le monde telle qu’elle est en réalité, aucun homme ne peut accomplir les grandes choses dont il est capable sans reconnaître sa petitesse.
III
LA SCIENCE EST-ELLE SUPERSTITIEUSE ?
LA VIE moderne est basée sur la science, à deux points de vue. D’une part, nous dépendons tous des inventions et découvertes scientifiques, pour notre pain journalier et pour notre bien-être et notre plaisir. D’autre part, certaines habitudes de l’esprit, liées à une attitude scientifique, se répandirent graduellement, durant les trois derniers siècles, à partir de quelques hommes de génie, jusqu’aux grandes couches de la population. Ces deux côtés de l’activité scientifique sont liés quand nous examinons des périodes assez longues, mais chacun put exister sans l’autre pendant plusieurs siècles. Jusqu’à la fin du XVIII e siècle, l’habitude scientifique de l’esprit n’influença pas beaucoup la vie journalière, puisque celui-ci n’avait pas encore accouché des deux grandes inventions qui révolutionnèrent la technique industrielle. D’autre part, la manière de vivre engendrée par la science peut être adoptée par des populations qui n’ont que quelques rudiments pratiques du savoir scientifique ; de telles populations peuvent faire et utiliser des machines inventées ailleurs et peuvent même y apporter de petites améliorations. Si l’intelligence collective de l’humanité dégénérait, la technique et la manière de vivre créées par la science survivraient pourtant, selon toute probabilité, pendant plusieurs générations. Mais elles ne survivraient pas
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